Categories

A sample text widget

Etiam pulvinar consectetur dolor sed malesuada. Ut convallis euismod dolor nec pretium. Nunc ut tristique massa.

Nam sodales mi vitae dolor ullamcorper et vulputate enim accumsan. Morbi orci magna, tincidunt vitae molestie nec, molestie at mi. Nulla nulla lorem, suscipit in posuere in, interdum non magna.

Le jeu vidéo vu par Dostoievski

[Attention, ce billet comporte de gros méga maxi spoilers notamment sur Alan Wake – et sur eXperience 112 et Bioshock aussi, mais ça ce n’est plus de première fraîcheur]

Quand j’étais en doctorat de littérature comparée, je suivais le séminaire de mon directeur de recherches consacré au « montage » dans le roman. Il s’agissait grosso modo de se pencher sur une façon moderne de mettre en scène le monde et de raconter une histoire : au lieu du point de vue omniprésent d’un Auteur façon 19e siècle, ces romans modernes juxtaposaient des éléments hétéroclites, à la façon d’un dossier d’enquête. Par exemple on pouvait voir le récit s’interrompre pour laisser la place à une coupure de presse, un poème, ou bien pour passer au point de vue d’un autre personnage, sans aucune transition.

La modernité du procédé, c’est que l’auteur n’a pas la prétention de délivrer un « message » prêt à l’emploi, ni une pensée édifiante. Son objectif est au contraire d’essayer de réunir des éléments contradictoires ou complémentaires : c’est par leur rapprochement que naîtra, peut-être, une vérité. Puisque le monde est multiple, polémique et changeant, un roman qui prétend en parler doit l’être aussi.

Cette démarche avait été tentée par Dostoievski en son temps :

Bakhtine a relevé dans les romans de Dostoievski une particularité remarquable: non seulement les personnages s’y expriment dans un langage qui leur est propre, mais ils sont dotés d’une autonomie inégalée jusque là dans le roman:

Ici [dans les romans de Dostoievski], ce n’est pas un grand nombre de destinées et de vies qui se développent au sein d’un monde objectif unique, éclairé par l’unique conscience de l’auteur; c’est précisément une pluralité de consciences, ayant des droits égaux, possédant chacune son monde qui se combinent dans l’unité d’un événement, sans pour autant se confondre. […] La conscience du personnage est donnée comme une conscience autre, comme appartenant à autrui, sans être pour autant réifiée, refermée, sans devenir le simple objet de la conscience de l’auteur.

Todorov 1981, 161

La polyphonie littéraire ne désigne donc pas seulement une pluralité de voix mais aussi une pluralité de consciences et d’univers idéologiques. […]

On peut reconnaître là une tendance du roman moderne: l’univers unifié du roman tend à se désagréger au profit des univers pluriels des personnages. Il ne s’agit plus de boucler ou d’achever une intrigue romanesque, ni de parvenir à une conclusion morale ou idéologique. Il s’agit plutôt de faire apparaître des tensions entre des points de vue.

Chez Dostoievski la polyphonie des consciences s’exprime aussi par une pluralité de styles et de tons. Cette polyphonie stylistique a d’ailleurs été peu appréciée des contemporains de Dostoievski qui y ont vu une forme décousue où se côtoient « une page de la bible placée à côté d’une notice d’agenda ou bien une ritournelle de laquais à côté de dithyrambes schillériens sur la joie ».

[source]

Il me semble que le jeu vidéo est un média qui se prête bien plus encore que le roman à une telle polyphonie. Tout d’abord parce que la juxtaposition de multiples éléments narratifs hétéroclites y est assez répandue (textes à lire, cutscenes et dialogues,  voix off, accomplissements d’action, etc). Et ensuite parce que l’Auteur s’y efface forcément, pour laisser le joueur dérouler lui-même l’histoire : la reconstituer ou la construire, selon les jeux. Le jeu vidéo permet parfois à plusieurs personnages de raconter leur propre histoire, mais aussi il permet à l’histoire de s’exprimer par toute une série de « canaux » différents à la fois.

Cependant il faut bien avouer que la plupart des titres de jeux vidéo se contentent de rester extrêmement classiques, avec une progression linéaire et surtout monocorde de l’histoire. Le héros agit, progresse, commente éventuellement son parcours, discute avec des figurants, et accomplit finalement sa mission. Ce type de narration est vraiment peu intéressant : le jeu peut être tout à fait satisfaisant (comme un bon vieux Zelda), mais d’un point de vue architecture narrative, c’est quand même basique (pour ne pas dire, hmm, ringard ?). C’est pour ça sans doute que je n’accroche pas trop aux RPG : de par le système, la trame se résume toujours à devenir plus puissant pour tuer des ennemis plus costauds : le monde n’existe que dans l’attente du héros. Un schéma on ne peut plus égotiste, qui trouvera son intérêt ailleurs que du point de vue structurel.

En revanche on trouve depuis quelque temps des jeux autrement plus ambitieux que ça quand il s’agit de construire un récit et un univers, et c’est sur ceux-ci que j’ai voulu me pencher. Multiplicité des points de vue et des idéologies, multiplicité des langages, multiplicité des médias, pour une histoire non-définitive, polémique et incertaine, déstabilisante et passionnante. Trois beaux exemples : Bioshock, Expérience 112 et Alan Wake.

J’ai essayé de traduire ça en schéma, ça vaut ce que ça vaut, mais j’espère que ce sera plus clair qu’une longue explication.

Bioshock : les voix de la ville

Le jeu étant à la première personne, le joueur incarne le héros et voit par ses yeux, mais bizarrement ne s’exprime jamais. En revanche il agit, doit parfois faire des choix cruciaux qui entraîneront une fin différente. C’est le premier niveau de narration : le personnage doit à la fois s’échapper et découvrir qui il est vraiment. C’est l’histoire dévoilée au fil du gameplay.

Cependant les autres personnages au contraire sont plutôt loquaces, que ce soit via la radio emportée par le héros – chacun tente de le rallier à sa cause ou de se servir de lui – ou par la propagande omniprésente dans Rapture (les slogans, affiches, les graffitis), ou encore par le biais des journaux intimes enregistrés sur magnétophones que l’on retrouve un peu partout… C’est finalement toute la ville qui nous parle, nous livre ses espoirs et manigances : toute l’histoire de la ville, ses complots, sa politique, tout nous est raconté en écho, par des instantanés du passé, par l’architecture, ou par des dialogues pressants. On entend les accents variés, bourgeois ou prolétaires, de différentes origines, on entend les discours publics et les confidences. Tout nous est livré en vrac, à nous de faire le tri. Qui croire ? Faut-il aimer Rapture, faut-il la combattre ?

C’est la question qui est mise en scène, pas la réponse. Si le héros obtient finalement la vérité sur son identité, le joueur est laissé à ses questionnements et ses doutes. Il a en tout cas pris une part active à la narration, puisqu’une bonne partie repose sur une action volontaire de sa part, comme collecter les enregistrements, ou faire un choix moral.

Expérience 112 : le fantôme aux caméras

Ce système narratif correspond bien à une histoire de type « post-massacre » : le joueur arrive quand tout le monde ou presque est déjà mort, quand la tragédie est déjà presque jouée. Il fait alors un travail d’archéologue, il reconstitue les événements, récolte des témoignages et des documents. Dans le cas de Bioshock il s’agit bien de retrouver la trace d’un système politique et social en train de disparaître.

Dans d’autres jeux, l’échelle est différente, mais le principe identique. Par exemple on avait un peu le même genre de structure narrative dans Expérience 112 : l’histoire commençait dans un tanker abandonné qui abritait des labos de recherche scientifique, mais au moment où presque toute l’équipe avait été décimée. On pouvait alors enquêter dans les affaires des morts et dans le système informatique, afin de récolter la correspondance et les documents de chacun : vidéos, enregistrements audio, schémas, courriers… On reconstituait la teneur des expériences, les relations entre les personnages, les motivations secrètes des uns et des autres. Cette vie passée, complétée par des séquences de flashs-souvenirs, venait se surimposer à l’exploration actuelle des lieux dévastés, et teinter l’ensemble de mélancolie mais aussi de secrets espoirs.
Un troisième niveau de lecture était suggéré par le fait que le joueur observait « réellement » le personnage principal, Lea, en commandant le réseau de surveillance vidéo. On se demandait alors forcément qui on était censé incarner, est-ce qu’on allait pouvoir rencontrer Lea, est-ce qu’on la connaissait, quelles relations on avait éventuellement.

Mon seul regret c’est que tous ces « canaux » narratifs convergeaient finalement tous dans la même direction (l’avènement d’une nouvelle race), on n’avait pas alors une véritable impression de petit monde dans lequel chacun aurait son autonomie. Mais soyons honnête, c’est largement une question de budget autant qu’une question d’écriture. Si l’on veut créer de multiples voix ayant chacune une personnalité, un agenda, etc. c’est un projet complètement démesuré. Au début du projet Alan Wake d’ailleurs, il avait été question d’en faire un monde ouvert. On imagine bien choisir sa destination et pouvoir mener l’enquête auprès des différents habitants. On aurait peut-être même pu enchaîner les phases de nuit (combats contre les ombres) et de jour (enquête et doutes) à notre propre rythme, selon nos actions et donner ainsi un rythme bien différent à l’histoire. Mais l’auteur a finalement jugé que le scénario perdrait en efficacité et en immersion, et a abandonné cette idée. Je pense qu’il a eu raison, et je préfère quant à moi une narration polyphonique et multiple à un monde ouvert mais figé et dans l’attente du joueur. L’interactivité provient de la mise en relations de toutes les pistes, de toutes les théories que le joueur échafaude pour comprendre ce qui se passe, et pas d’un choix bidon façon « aller explorer la mine ou le bar-tabac ? »

Idem dans Expérience 112 : il incombait au joueur de recouper les sources, de décoder les messages (littéralement) et d’en tirer ses propres conclusions, puisque Léa ne pouvait pas le faire pour nous. Peu de jeux réussissent ainsi à nous faire participer en live à la construction de l’histoire. Tout seul derrière son écran, le joueur qui réfléchit produit du sens, et pas seulement la solution d’un puzzle pour ouvrir une serrure, comme dans la plupart des jeux d’aventure. Les hypothèses qu’il formule pour lui-même font partie de la narration. Découvrir la vérité, retrouver « 112  » … Tous les fils narratifs du jeu mettent en scène cette anticipation du dénouement et font croître l’impatience à mesure que les théories se précisent… mais la réalité est-elle bien celle qu’on espère ?

Alan Wake : dimensions parallèles dans un crâne

Alan Wake est un pur bonheur pour les fans de narration alambiquée comme moi. :) Sur une base assez simple – un écrivain en panne d’inspiration combat les forces de l’ombre par l’écriture pour ramener sa femme à la vie – les auteurs ont greffé de multiples couches afin d’enrichir l’histoire par des effets de dédoublements, d’anticipation, de contrepoints… Une merveille d’architecture narrative.

On a tout d’abord l’histoire de base, que l’on vit à travers le gameplay et les cinématiques. Ensuite on a les feuillets épars, qu’on ramasse aussi bien en forêt qu’en ville, qui racontent ce que l’on est en train de vivre. Mais ce fil-là n’est jamais complètement synchro avec ce que l’on fait : parfois il raconte ce qu’on vient de vivre quelques minutes auparavant, et on se sent inexplicablement observé ; parfois il est en avance et semble prévenir d’un destin inexorable. L’effet est dramatique, on se sent le pantin de puissances supérieures.

Ensuite il y a les messages écrits un peu partout à l’encre photosensible : ce sont les indices réunis par Cynthia Weaver, à l’époque où un autre écrivain s’était trouvé aux prises avec les ombres, selon un scénario très similaire à ce que vit Alan. Dans un lieu où les créatures de fiction prennent vie, qui crée qui ? Qui écrit le destin de qui ?

Enfin il y a les multiples émissions de télé et de radio. A la radio, le vieil animateur local nous parle de la beauté du ciel nocturne alors qu’on est aux prises avec les créatures de l’ombre. Ou bien il raconte qu’il a aperçu le héros aujourd’hui. Si on croise un poste de télé, il arrive qu’il s’allume de lui-même et nous montre une image du héros en train de se parler à lui-même. Est-ce réel ? Est-ce déjà arrivé ? Est-ce un double ?

L’histoire semble prendre de multiples chemins en même temps, et on n’est pas vraiment sûr de pouvoir tous les accorder en un tout cohérent. Peut-être que le docteur Hartman a raison de dire que tout ça est dans la tête d’Alan ?

La série TV « Night Springs » (inspirée bien sûr de « Twilight Zone ») dont on peut suivre quelques épisodes au fil du jeu vient ajouter d’autres éléments accablants en contrepoint. Ce sont comme des épisodes d’une vraie série, sans aucun lien avec l’histoire d’Alan (si ce n’est qu’il est censé avoir écrit certains scénarios…) mais les thèmes abordés entrent en résonance avec ce qui lui arrive de façon inquiétante. On a par exemple cette histoire de professeur qui suicide ses autres lui-même dans les dimensions parallèles… Ou ce tueur psychopathe qui serait son propre reflet dans le miroir… Tout cela vient renforcer l’incertitude quant à l’état mental d’Alan Wake, si bien qu’on finit par ne plus très bien savoir nous-même ce qui est réel ou pas dans ce que l’on vit aux côtés du personnage.

Dédoublement, cauchemar, folie, roman dans le roman… La polyphonie narrative démultiplie l’histoire comme dans un palais des glaces : on ne sait plus distinguer le reflet du vrai et le malaise grandit. Perso, je suis conquise.

Finalement c’est ça que j’attends d’un jeu vidéo adulte : un regard sur la société et l’humain qui soit multiple, incertain. Qui me laisse penser par moi-même, sans me donner toutes les réponses.
Ce qui me fait penser que je n’ai toujours pas vu la fin de Lost.

Lieux communs sans paroles

Non, je n’oublie pas de parler de Spider, comme je l’avais annoncé dans un précédent billet sur mes larmes de joueuse émotive.

Spider est donc un jeu pour iPhone qui a été reconnu assez massivement je crois pour son gameplay bien pensé (notamment pour une interface tactile) et pour ses très jolis graphismes. Sans doute l’un des meilleurs jeux créés spécifiquement pour l’iPhone. Mais ce qui a également retenu l’attention des critiques et des joueurs, c’est son scénario. Pourtant dans un jeu où l’on incarne une araignée qui mange des mouches et tisse des toiles, c’était pas gagné.

La particularité de Spider et de son scénario, c’est qu’il est sans paroles. On visite le manoir Bryce, une salle après l’autre. On sait d’après le titre complet, que le manoir abrite un secret. Mais rien d’autre ne nous sera révélé directement. En tant qu’araignée on explore les salons, chambres, la cuisine, la cave… On tisse des toiles pour capturer des insectes et les dévorer. Rien d’humain ne semble nous intéresser. Mais le joueur derrière l’araignée, lui, reconnaît les objets, décrypte les photos, interprète ce que l’araignée ne peut pas comprendre. Ainsi on découvre une alliance tombée dans le trou de l’évier. Une photo de couple déchirée. Les trophées de championnats sportifs gagnés par deux frères, l’un toujours premier, l’autre second. Une robe de mariée qui prend la poussière, seule dans un placard.

Peu à peu, une histoire se dessine : une histoire de rivalité, d’amour, de trahison.

Le monde dans lequel on évolue semble déjà mort au moment où on l’explore : puisque le gameplay consiste à le couvrir de toiles d’araignée, on sait que quelque chose cloche, que la maison paraît abandonnée, comme d’un autre âge. Les toiles que l’on tisse ont quelque chose d’un linceul lorsque on regarde le résultat de la partie avant de passer au « niveau » suivant. Tout paraît inerte. Et c’est là que le scénario nous prend au dépourvu (attention spoiler ;) ) : au détour d’un saut d’araignée, on découvre une chaussure, une jambe de pantalon : quelqu’un est là ! Un homme dans un fauteuil. Puis on découvre le verre sur la table, le flacon de pilules renversé. L’homme est mort, sans doute s’est-il tué. On reconstitue le puzzle, on réécrit l’histoire des habitants. Je ne m’y attendais tellement pas que la découverte de cette triste fin m’a vraiment émue.

Une mise en scène très habile peut donner du sens à un simple gameplay. Comme dans la scène finale, devant le portail du manoir : l’araignée doit tisser une dernière toile entre les deux piliers, fermant ainsi symboliquement la porte du manoir sur son secret. Spider est réellement un petit bijou, car tout concorde, tout marche ensemble pour raconter une histoire.

J’ai réellement adoré ce jeu, et cependant je me pose tout de même une question. Est-ce que cette histoire sans paroles aurait fonctionné si le scénario n’était pas largement un cliché ?

Une rivalité entre frères, une femme qui séduit l’un puis épouse l’autre, une fuite des amants et le suicide du restant, un trio tout ce qu’il y a de déjà vu. Du coup il suffit de quelques éléments-clefs pour que l’on reconnaisse l’histoire : le médaillon avec les photos, les billets de train, etc. La mise en scène, aussi astucieuse et élégante soit-elle, aurait-elle réussi à raconter une histoire totalement inédite ? Je n’en suis pas sûre. Faut-il donc opter pour un scénario stéréotypé si l’on veut le raconter par le langage du gameplay ? Faut-il forcément qu’une partie de l’efficacité du storytelling repose sur la culture commune des joueurs ?

On pourrait prendre aussi l’exemple de Flower, expérience poétique qui a séduit de nombreux joueurs citadins. On joue un pétale de fleur, ou bien le vent qui pousse ce pétale, et on parcourt au fil des chapitres différents paysages. Une progression nous mène de la nature la plus verdoyante à un environnement urbain sali et rendu dangereux par des installations électriques noirâtres et menaçantes. Les pétales et leur vent joueur animent des éoliennes, colorent les prairies et repeignent les bâtiments, brisent les pylônes agressifs et redonnent du bleu au ciel.

Aucune parole ici non plus, mais tout le monde y a vu une fable écologique, qui prône l’énergie propre, un développement harmonieux et des villes qui laissent de la place au vivant. Bref un message réellement dans l’air du temps, pour ne pas dire à la mode. Ce qui ne le rend pas moins pertinent, bien entendu : pour ma part je crois qu’il n’y pas encore assez de fleurs, ni dans la vie, ni dans les jeux. Mais ce côté « message » rend tout de même le jeu plus facile à interpréter, voire à consommer.

Flower aurait-il été aussi bien accueilli s’il avait raconté quelque chose de moins universel, de plus personnel, ou de plus abstrait ? Imaginons le même gameplay, mais avec une boule de papier froissé portée par le vent. On aurait exploré des rues, peut-être des bureaux. On aurait peut-être pu suivre quelqu’un, et peut-être deviner son histoire, à la manière de l’araignée du manoir Bryce. Mais on serait quand même resté en position de spectateur un peu lointain, un peu détaché. Comme si on regardait des gens par la fenêtre, sans entendre ce qu’ils disent. La fenêtre qui revient entre chaque chapitre de Flower est sans doute un élément plus important qu’il n’y paraît.

Certes les histoires de Spider et de Flower sont au moins en partie des lieux communs, mais c’est aussi la raison pour laquelle elles ont ce quelque chose d’universel qui rassemble. Et dans les deux cas, la distanciation qui est mise entre le sujet et le joueur (incarner l’araignée ou le pétale plutôt que l’humain) nous donne le recul nécessaire pour reconnaître l’universel dans le cliché, la vérité dans la fable : des lieux communs, mais que l’on nous fait voir de loin, dont on nous oblige à nous détacher pour mieux les examiner. C’est cela surtout que je trouve si réussi et si émouvant dans ces deux oeuvres.

Une histoire de taille

J’ai profité du cycle Miyazaki sur Arte pour revoir Totoro en entier (je n’avais pas pu voir la fin à l’époque). Comme la dernière fois, j’ai pensé à mes explorations enfantines : en vacances à la montagne, j’avais trouvé, comme la petite du film, une sorte de tunnel de buissons entremêlés, un passage secret naturel vers un lieu forcément magique et mystérieux. On revenait chaque année au même endroit en vacances, mais bizarrement, je ne l’avais plus jamais retrouvé. A moins que ce soit mon regard qui ait changé ?

C’est finalement ça, le sujet du film : une histoire de distance, d’échelle, de taille. Quand on est petit l’univers s’arrête bien avant l’horizon. Un jardin est un monde, et on ne s’étonne pas qu’un « dieu » vive justement dans l’arbre près de la maison. L’Ailleurs est à peine concevable. Les herbes hautes sont une jungle, le tunnel de buissons est à la taille de la plus petite des filles, et le père a bien du mal à s’y faufiler. Il appartient au monde tel qu’un enfant le perçoit : un monde organisé selon quelques repères géographiques, la maison, l’école, le jardin, l’arrêt de bus.

Quand les filles plantent devant la maison les graines magiques offertes par Totoro, celles-ci se transforment le temps d’une nuit en un gigantesque arbre-monde qui vient surplomber la maison tel un parapluie. Pourtant au matin, les graines n’ont réellement produit que quelques feuilles, mais la joie des petites reste aussi grande. Une histoire d’échelle encore.
Ce qui est démesuré aussi chez Totoro, c’est son sourire énorme et ses yeux qu’il ouvre parfois tout ronds. Il a l’air d’exprimer une joie muette, complètement hallucinée, provoquée par des choses aussi insignifiantes que le bruit des gouttes d’eau sur le parapluie. Un presque rien qui a l’air de l’éclater complètement, et qui lui donne un petit air du chat du Cheshire (comme le chat-bus d’ailleurs).

Les fillettes sont, elles, comme deux Alice qui changent de taille au gré des événements : après être tombées dans le tunnel-terrier, auprès de Totoro elles sont grandes, elles volent au-dessus d’un arbre géant et contemplent ce qu’elles croient être le monde entier. Mais bientôt le monde adulte les rattrape et les voilà petites, si petites : leur mère est à l’hopital et la plus jeune décide de s’y rendre. La ville est loin, trois heures de marche, et quel chemin faut-il prendre ? Évidemment elle se perd au milieu de nulle part, et finit par s’arrêter pour pleurer : le monde est désespérément trop grand pour elle.

Heureusement Totoro et le chat-bus interviendront pour abolir les distances dans un ultime changement d’échelle, et permettre une fin pleine d’espoir.

On finit tous par grandir et par pouvoir parcourir le monde à grandes enjambées. L’important est de ne jamais perdre la faculté de percevoir les tunnels et les terriers autour de soi… et de savoir apprécier le bruit des gouttes d’eau sur un parapluie. ;)

Le Joueur non-mort

… ou faut-il abolir le game over ?

Braid :

Tout le sens caché de l’histoire, à un premier niveau de lecture du moins, consiste à dire que l’erreur est bonne à prendre. Dans la vie on apprend de ses erreurs, et on est plus riche d’en avoir commises, aussi douloureuses soient-elles (la princesse ne semble pas disposée à pardonner). Les erreurs font partie des options, on tâtonne jusqu’à trouver la bonne façon de faire. On aimerait pourtant tellement pouvoir les effacer !
Dans le gameplay de Braid c’est la même chose : on essaie, on se trompe, on meurt. On appuie sur le bouton de « rembobinage » et on revient au moment précédent l’erreur, pour tenter autre chose. Mieux, il faut parfois obligatoirement passer par ces phases d’annulation des actions pour trouver la solution, puisque certains éléments sont insensibles à l’annulation. On crée alors une sorte de dimension alternative dans laquelle certaines choses sont la conséquence d’actions qui n’ont pas eu lieu. De quoi offrir un gameplay profond et plein d’énigmes, en défiant les traditions du jeu de plateformes.

Lego Indiana Jones :

… ou Star Wars, etc., mais Indiana Jones est mon préféré. A moins d’un excellent entraînement, voilà un jeu où on passe son temps à mourir, et où pourtant il n’y a pas de game over. Après tout, les personnages sont des bonshommes Lego, ils peuvent s’éparpiller en pièces de plastique et revenir à la vie la seconde d’après. :) Dans chaque niveau de jeu, il faut collecter un certain nombre de pièces spéciales ressemblant à des diamants ou des pièces d’or et d’argent ; cela remplit une jauge qui déterminera si vous avez l’étoffe d’un vrai aventurier / Jedi / etc. Chaque fois que son personnage meurt, on perd une bonne partie de ces pièces, ce qui réduit l’espoir de remplir la jauge avant la fin du chapitre. Mais c’est la seule pénalité, le jeu ne marque aucune pause en cas de mort, le héros démembré réapparaît presque aussitôt entier et vaillant pour poursuivre l’histoire. Ce procédé en fait un jeu très agréable à jouer : le joueur n’est pas pénalisé, ni coupé dans son élan. Il conduit l’histoire jusqu’au bout quel que soit son niveau, libre à lui d’y revenir pour améliorer sa performance. C’est aussi appréciable en jeu à deux, la mort de l’un ne risquant pas de pénaliser l’autre.


New Super Mario Bros. :

Traditionnellement, les jeux Super Mario ne pardonnent pas l’erreur. Ou si peu : on rétrécit le personnage qui a malencontreusement loupé une marche ou dérapé sur un goomba, on lui retire une « vie »… Mais au final si on se trompe une fois de trop c’est la mort irréversible, le game over et sa mise en scène punitive : musiquette narquoise, rire vainqueur du méchant, fondu au noir, vue de la dépouille du héros…
Pourtant la tendance actuelle chez Nintendo semble être l’ouverture vers un public novice et impatient : pas de long apprentissage des manipulations, pas de risque d’échec trop grand, pas d’itérations interminables du même niveau jusqu’à l’apprendre par coeur, en bref pas de risque de frustrer ou de lasser. Quelles innovations permettraient au joueur de Mario de ne pas mourir en boucle ? De quelle façon le gameplay d’un Mario peut-il être modifié en ce sens ?
En réalité, il ne l’est pas. Toujours le même système de décompte implacable du nombre de vies à chaque faux pas, toujours le même rétrécissement du héros pour figurer ses blessures, toujours le même game over. En revanche deux choses inédites ont été ajoutées. Premièrement si on joue à plusieurs, l’un des personnages peut se mettre à l’abri dans une bulle le temps de laisser les autres passer pour lui une étape difficile. En revanche si tout le monde se met en bulle, tout le monde meurt. Et deuxièmement, si on bute sur un niveau sans réussir à le passer, on peut à certaines conditions débloquer une « solution » : la façon de parvenir au bout est révélée, et on peut au choix retenter le niveau ou passer au suivant.
Dans les deux cas, il s’agit simplement d’esquiver une partie du jeu, de ne pas la jouer. Le gameplay conserve son côté un peu archaïque « subis ou passe ton chemin », sans créativité. C’est un peu dommage, mais peut-on vraiment toucher à la nature d’un jeu qui est un remake de la suite de la suite d’un classique ? Avec un peu d’audace, il y aurait tout de même sûrement de quoi inventer quelques variantes au canon. Après tout le monde de Mario est fait d’innombrables tunnels, dimensions parallèles, mondes cachés et warp points. Pourquoi ne pas imaginer qu’un Mario super trop rétréci par les attaques ennemies atterrirait dans un autre monde le temps de regagner de la force, à la façon d’Alice au pays des merveilles passant la petite porte après avoir bu le flacon. Ou au contraire le game over est-il un concept-clef à conserver ?

Just my two tears : qu’est-ce qui fait pleurer le joueur ?

Je ne sais pas si je suis d’humeur émotive ces temps-ci, mais deux jeux auxquels j’ai récemment joué ont réussi à me tirer une petite larme. Bien sûr c’est assez fugace, je pleure sans doute plus au cinéma (encore que), mais ce petit serrement de gorge, les yeux qui piquent, l’impression que tout d’un coup tout est suspendu à ce que je viens de voir, le reste du monde disparaît le temps de reprendre son souffle… Oui, le jeu vidéo peut être bouleversant.

Ces deux jeux sont très différents, l’un est un « petit » jeu pour iPhone, Spider, l’autre est un blockbuster, Bioshock 2.
[SPOILER] Attention, ce qui suit révèle des moments-clefs de l’intrigue. ;)

J’étais très fan de Bioshock (voir billet « No Gods. No Kings. Only Men. »), J’avais été très impressionnée par l’utopie mourante de Rapture et ses ambitions balafrées : monuments fissurés, citoyens mutants en tenue de soirée…Et fascinée par les personnages de Big Daddies et Little Sisters (voir billet « Mister Bubbles on the beach »), et par l’espèce de tendresse bizarre qu’on découvrait entre ces deux types de « monstres ». Un mastodonte de ferraille à moitié décérébré en guise de Papa, et une charognarde au regard jaune lumineux en guise de progéniture. La petite prélevait le matériel génétique des cadavres à grands coups de seringue géante, sous la protection du père. Si lui était presque muet, elle, en revanche, l’encourageait et le guidait de quelques mots gentils et petits surnoms familiers, parfois en le tirant par sa grosse main gantée. Et voilà que dans le premier trailer de Bioshock 2, on découvrait la fillette tenant à la main une poupée à l’effigie de son Big Daddy, une poupée de chiffons bricolée avec des débris. Le design de la poupée était particulièrement réussi et évocateur, et on sait le succès qu’il a eu puisque nombreux sont les fans qui ont réalisé leur propre poupée sur ce modèle (la mienne étant la mieux :p), jusqu’à ce qu’une poupée officielle soit fabriquée et vendue.

Mais ce qui était surtout intéressant, c’était de voir dans ce trailer la gamine à l’air libre, contemplant l’horizon et la mer sous le soleil couchant. La « Little Sister » était-elle sauvée ? Etait-elle humaine ? Avait-elle perdu son apparence de zombie ? Et si c’était le cas, avait-elle gardé la mémoire de son activité passée ? Comment pouvait-elle vivre normalement après s’être nourrie de cadavres si longtemps ? En tout cas elle avait visiblement conservé son affection pour « Mister B. » à travers la poupée. On pouvait rétrospectivement se demander comment les Little Sisters avaient vécu leur séjour dans Rapture. Une ville malsaine, dangereuse, pleine de fantômes humains prêts à se jeter sur elles pour voler la précieuse substance, une ville sombre et suintante, et des journées inlassablement passées à fouiller la misère des rues. Etaient-elles réellement de petites monstruosités à la cervelle reprogrammée pour accomplir cette tâche avec joie et aimer l’odeur de la mort ?

Et puis, dans Bioshock 2, révélation. Une phase de gameplay nous amène à prendre le contrôle de l’une d’elles, et à voir enfin Rapture par leurs yeux jaunes. Des salons vastes et lumineux, des torrents de soleil par les fenêtres. Des drapés blancs aux murs, des flots de buissons de roses le long des couloirs. Des hommes et des femmes élégants et calmes. Des jouets disséminés un peu partout. Une atmosphère ouatée, un semi-éblouissement. Tout est magique, propre, cristallin.
J’aperçois une femme allongée au sol, entourée de pétales de roses et de papillons bleus. Elle semble paisible, elle est belle, tranquille. Etrangement, on a lui dessiné des ailes d’ange sur le sol, d’un trait luminescent.  Et là je comprends : c’est un cadavre, que je dois ponctionner de ma seringue. Je me souviens que les petites parlaient des « anges » qu’elles doivent chercher et laisser dormir. Au moment de la récolte, dans un éclair, j’aperçois le véritable visage de la femme, défiguré, émacié, sa robe déchirée, le sol sale et humide. Puis tout redevient magnifique.

Ainsi les fillettes vivent depuis des années dans cet éblouissement permanent, avec des irruptions de cauchemars éveillés. Elles étaient « humaines » après tout, elles savent ce qui est beau et paisible, elles n’aiment pas la mort.

Les manipulateurs de gènes de Rapture qui ont eu l’idée d’utiliser des orphelines pour recycler les morts ont eu la « délicatesse » de leur épargner la conscience de ce qu’elles faisaient. Ils ont voulu les utiliser, les réduire en esclavage, mais ils ont voulu qu’elles soient heureuses. C’est à l’image finalement de toute la tragédie de Rapture : aussi bien Ryan que Lamb, les deux tyrans successifs, voulaient le bonheur des citoyens, même contre leur gré. Ils les obligeaient non pas à se soumettre, mais à être heureux. Quitte à supprimer le libre-arbitre – le thème central des deux Bioshock – quitte à supprimer la conscience de sa propre identité. D’ailleurs le monde des Little Sisters, même irréel et mental, avait sa propre propagande, avec des affiches très rétro les enjoignant à être de bonnes récolteuses. Cette propagande faisait écho à celle que l’on voit partout dans les rues de Rapture et qui vantait les mérites des modifications génétiques à bas prix, pour un avenir meilleur.

Les Little Sisters ne sont donc pas des monstres comme les autres, rien à voir par exemple avec les créatures semi-humaines de Silent Hill ou de Dead Space. Dans ces derniers on combat des corps déformés, mutilés, mais de la chair à canon si je puis dire. Dans Bioshock, le monstre est humain, il pense et ressent, il a sa notion du bien et du mal. Même les Splicers, les habitants de Rapture shootés aux gènes nouvelle génération, ont parfois leurs petits dialogues, leurs petites scènes, ils vivent encore dans des appartements et certains s’imaginent sans doute encore vivre une vie normale.

Le joueur arrive avec sa vision du monde réel, il est confronté à des personnages qui en ont une différente : vision fantasmée d’une utopie réalisable, vision imaginaire déformée aux psychotropes, vision enfantine d’un quotidien génétiquement modifié… Tout cela s’interpénètre avec violence dans Bioshock, on voit les déchirures et on regarde à travers, la vue brouillée par les rêves et cauchemars des uns et des autres. On se demande quel point de vue est préférable, qui a tort vraiment, est-ce qu’il vaut mieux ne pas rêver du tout ?

Cette polyphonie des expériences et des idéologies fait de ces deux titres des jeux vraiment politiques. Et le moment de la révélation, où le monde se dédouble, où on ne sait plus comment on doit le voir, quel point de vue adopter, est une expérience unique, un vertige. En tout cas, moi j’ai pleuré en découvrant l’ange endormi parmi les papillons.

… Je crois que je me suis laissée emporter par mon enthousiasme pour Bioshock. :) Je reparlerais de Spider dans un post à part, il le mérite.

Inventory games : mais où est le bretzel ?

Je crois que ce que j’aime le plus dans les jeux d’aventure « point & click », mis à part bien évidemment le fait d’être transportée dans une histoire et un univers intéressants, c’est de jouer avec l’inventaire. Explorer les décors, trouver des objets, chercher comment les combiner ou les utiliser… On peut dire, il me semble, que le gameplay d’un jeu d’aventure se résume à deux choses : dialoguer avec des personnages, et bricoler avec des items et des mécanismes. Pour faire un jeu réussi, il faut que les deux axes soient au top. Des dialogues piquants et bien écrits, des personnages crédibles, ça c’est comme au cinéma ou dans les romans. Mais la partie bidouillage, ça c’est vraiment l’essence du jeu d’aventure. Ce n’est pas juste des éléments de fun pour servir de faire-valoir à la narration ou des casse-têtes pour fabriquer de la durée de vie : non, quand c’est bien fait, cela fait partie intégrante de la narration et de la mise en scène de l’univers (comme dans Alice is dead 2 ci-dessous, un petit jeu, mais vraiment pas mal).

Comme je le disais il y a peu, chaque jeu possède son propre « code », qui détermine l’horizon d’attente du joueur-enquêteur. Tel jeu me demande de trouver un mot de passe chiffré : ok, les chiffres en question doivent se trouver notés quelque part dans la même pièce. Tel autre jeu affiche les symboles des forces élémentaires, et j’ai dans mon inventaire des pierres bleue, blanche, rouge et verte : ok, il faut associer chaque couleur à son élément. Dans les jeux bien faits, nul besoin d’explications, il faut donner au joueur l’impression qu’il a deviné tout seul, qu’il a décodé l’énigme par sa seule perspicacité.
Du coup, la contrainte est qu’un joueur moyen doit être capable d’en venir à bout, sans prendre de notes ou assez peu, sans faire de maths trop compliquées, sans avoir besoin de références culturelles trop savantes. On obtient alors des résultats complètement anti-réalistes, et des situations dans lesquelles les secrets les plus compromettants sont gardés par des codes faits de signes du zodiaque, d’associations de couleurs ou notés sur des pense-bêtes éparpillés un peu partout. C’est surtout le cas dans les jeux de type « Escape the room » où l’univers est par définition réduit à une seule pièce, parfois un peu plus. Le premier réflexe de l’habitué est toujours de regarder sous les meubles et d’essayer de retourner chaque objet, à la recherche d’un indice – ou de l’éternel tournevis. L’espace limité ne permet pas le développement d’un background détaillé, mais généralement les bons jeux mettent en avant une thématique qui donne un indice sur le type de code à quoi s’attendre : par exemple l’un demandera de jouer sur l’allumage de différentes sources de lumière pour révéler des éléments, l’autre demandera de collecter une série d’items ou encore de réparer une machine.

Dans les grands jeux d’aventure, on peut au contraire se permettre de baser les énigmes sur un ensemble d’informations plus complexes, voire sur tout une culture. Pour ne pas larguer le joueur en route, il convient alors d’intégrer ces éléments de culture directement dans le jeu, et de les rendre consultables. C’est ce qui avait été brillamment fait par exemple dans Myst, où la lecture de différents livres illustrés de schémas était nécessaires pour comprendre le fonctionnement des étranges machineries rencontrées, ou encore dans Gabriel Knight 3, où on disposait d’un ordinateur dans le jeu lui-même, capable d’effectuer des recherches sur une vaste série de mots-clefs.

Après bien sûr, on peut aussi décider de faire exprès de tromper les attentes du joueur, et de prévoir des objets complètement saugrenus et hors de propos, ou complètement mystérieux. Je pense par exemple à Nikopol, qui reposait sur des énigmes vraiment fumeuses et décalées, ce qui allait très bien avec un contexte de superstitions mi-sectaires, mi-politiques, saupoudrées de culture pop futuro-ringarde. Ou aussi aux items utilisés de façon absurde pour un effet comique, réussi (dans Monkey Island avec le fameux poulet-poulie) ou raté (dans Runaway, avec la plupart des actions stupides soit-disant marrantes – oui, je n’aime pas ce jeu). Tout le plaisir repose alors sur l’expérimentation un peu au pif : que se passe-t-il si je combine le canard en plastique avec la pince et la corde à linge ? (généralement rien, sauf si on est dans The Longest Journey). Le jeu inspiré de Jules Verne, Voyage au coeur de la Lune, a très bien réussi cela en s’inspirant du contexte de l’exploration scientifique : le joueur, parvenu sur la lune, peut collecter toutes sortes de substances et tenter de les mélanger, de les cuire, etc afin de fabriquer différentes potions aux effets inattendus. J’avais adoré le sentiment de liberté et d’immersion que cela procurait !

Mais on peut aussi décider que finalement tout ça importe peu, ce qui est drôle c’est de trouver des objets et de résoudre des puzzles avec un fond narratif suffisamment intéressant. Et voilà qu’apparaissent les jeux de type « hidden objects » ! Il s’agit en effet de cliquer dans un décor fixe tout une liste d’objets, sans aucun rapport avec l’histoire ni avec quoi que ce soit. On a donc généralement de superbes vues d’un incroyable désordre, assez moches dans la plupart des jeux, mais parfois réellement inspirées et esthétiques dans d’autres. La série des Mystery Case Files est sûrement le meilleur exemple à ce jour et présente des scènes de merdiers, certes, mais de merdiers délicieusement rétros dans lesquels il faut trouver des robots, des bretzels, des fers à cheval, des clochettes, et autres cuillers à miel. Tout cela finit par nous mettre sur la piste du criminel, sans que l’on sache vraiment comment. C’est une sorte de gameplay métaphorique ! On cherche, on trouve, peu importe si on a cherché un bretzel pour trouver une empreinte digitale.

C’est aussi ce qui fait le charme du jeu, ce côté métaphorique c’est son essence-même (il suffit de penser aux jeux traditionnels type échecs…). On a le même système dans des jeux de stratégie ou un peu RPG : la résolution des phases de combat est remplacée par une séquence de puzzle game où l’on groupe des pions par couleur, etc. Je vous renvoie au billet de Ray sur ce type de jeux « Puzzle/Truc » qui repose sur une « suspension of disbelief », ainsi qu’à sa présentation de Might & Magic : Clash of Heroes : le joueur accepte de passer par une étape complètement non-réaliste mais sans rupture de l’immersion.

Il y a enfin un dernier type de jeux qui fait un usage intéressant de la recherche et de la manipulation d’objets dans un contexte narratif, il s’agit des jeux d’enquêtes. Le plus emblématique est la série des Ace Attorney sur Nintendo DS, avec Phoenix Wright et Apollo Justice (le prochain doit sortir sous peu d’ailleurs). La seule façon de faire progresser l’enquête et l’histoire, c’est de dégainer le bon item au bon moment : la preuve qui montre que le suspect a menti, le témoignage qui disculpe votre client… Tout repose sur la collecte des items et sur la gestion de ce précieux inventaire. C’est le jeu d’aventure réduit à sa plus simple expression, mais quelle efficacité ! Chaque item est davantage que lui-même, le joueur doit déduire tout ce que peut symboliser chacun : un bretzel n’est pas qu’un élément du kitsch apéritif, ça peut être l’arme du crime, la preuve de la présence d’un suspect à tel heure à tel endroit, ou bien un déclencheur de conversation avec un témoin. De même dans Metropolis Crimes ou Criminology : tout le gameplay consiste à collecter des éléments de preuve, à les analyser dans le but final de faire un rapport complet permettant de déterminer le coupable. Dans ce type de jeu, l’histoire et la narration deviennent des prétextes et sont en retrait par rapport au gameplay. Les deux titres français mettent en scène des personnages assez clichés, inspirés la plupart du temps par la télé américaine, mais la série Ace Attorney réussit au contraire à donner de l’épaisseur à une galerie de caractères vraiment sympas, en recourant à de nombreux dialogues, des apartés du héros, des commentaires pour chaque élément observé… Cela en fait des jeux vraiment attachants, au contraire des deux autres. Ces derniers ont, je pense, été victimes de la mode de la « touch generation » : on doit effectuer toutes sortes de manipulations au stylet, au micro afin de simuler les gestes de l’enquêteur. C’est souvent plus énervant qu’amusant, et ça ne nourrit pas du tout l’univers ni l’immersion. Mais il faudrait y revenir.

En fait il y a vraiment plein de façons différentes d’imaginer un gameplay d’aventure à base d’inventaire, du plus réaliste au plus symbolique, et toutes sortes de plaisirs à en tirer. Je ne comprends vraiment pas les jeux d’aventure qui font quasiment l’impasse dessus, comme si c’était une faute de goût, un truc ringard à éviter depuis qu’on fait des jeux visuellement réalistes. Je pense à Sybéria par exemple : une belle histoire, de beaux décors, mais complètement lisses et lointains tellement il n’y a rien à faire (appuyer sur des boutons ou composer un numéro de téléphone, c’est pas vraiment le summum du gameplay). Ou encore à Dreamfall, alors que The Longest Journey était si bon (mis à part le canard en plastique). Probablement la tentation de faire des films interactifs et de penser un gameplay le plus transparent possible, au risque qu’il devienne inexistant. Heureusement je pense qu’on va vite revenir de tout ça, je suis d’ailleurs bien curieuse de voir ce qu’il en sera dans Heavy Rain.

Les Cahiers du Jeu Vidéo volume 3

Il est sorti et il est beau ! J’ai reçu mon exemplaire des Cahiers du Jeu Vidéo volume 3, sous-titré « Légendes urbaines ».

Après la guerre et le foot dans les jeux, cet excellent magazine s’attaque donc au thème de la ville : mythologies, archétypes, inspiration dans les comics, le cinéma, les faits divers, level design et architecture, gameplay et sociologie…

On y trouve de très nombreux dossiers et articles et des plumes très diverses, pour un ensemble qui apporte beaucoup de fraîcheur à l’analyse du jeu vidéo. Je suis donc d’autant plus fière d’avoir été invitée à y participer : on y trouve deux articles de mon cru (signés de mon vrai nom cette fois, alors que c’est Sachka dans IG Magazine… Pas facile de garder un CV cohérent :D).

Je suis encore loin d’avoir tout lu, mais pour l’instant j’ai particulièrement apprécié un article sur le thème du labyrinthe dans le level design des villes, ainsi qu’une interview d’un géographe qui s’est intéressé à la construction des villes imaginaires de romans, films ou jeux.

Comme je le disais dans un précédent billet, en France on est en retard dans ce domaine : les magazines dédiés au jeu vidéo ont du mal à sortir du train-train tests + news + interviews, et c’est rarement passionnant. Beaucoup de fans-boys et peu de journalistes… Du coup j’espère que les Cahiers vont réussir à trouver leur public et à durer, parce que c’est un mag qui n’a vraiment aucun équivalent.

Et ce qui ne gâte rien, ce numéro est vraiment superbe, avec une mise en page très créative et soignée, pop et colorée. Un vrai plaisir à lire et parcourir, un bel objet.

Avis aux amateurs ! 236 pages sans aucune pub, format A5, papier de qualité, 14€.

Quelques aperçus de mes articles, le premier consacré aux Sims et à leur banlieue trop lisse pour être honnête, et le second à de Blob et sa reconquête hippie de la ville. :) D’autres images sont visibles sur la page chez Pix ‘n Love, ainsi qu’une description détaillée.



« Escape the room » ou l’aventure tacite

La plupart des jeux d’aventure comportent leur lot d’énigmes (ou « puzzles ») qui ponctuent la progression du joueur dans l’histoire. Ils comportent également toute une série d’objets à chercher, assembler, utiliser afin de faire avancer le scénario. Ces éléments, avec d’autres, rendent l’aventure interactive et la distinguent d’un simple roman vidéo. D’ailleurs quand les jeux négligent cette composante, les joueurs ont tendance à râler, et à rappeler qu’ils ne veulent pas d’un rôle passif, aussi belle soit l’histoire qu’on leur raconte. C’était un peu le cas par exemple de Dreamfall, la jolie suite de The Longest Journey : on y allait d’un point A à un point B, on lisait les dialogues, mais il y avait très peu de place pour un vrai gameplay.
A croire que le gameplay d’aventure s’est un peu perdu, comme si la définition du mot gameplay devait rimer avec combat, course ou plateforme. Comment peut-on raconter une histoire autrement qu’avec des dialogues ou des cinématiques ?

Il existe au contraire des jeux qui font presque totalement l’économie d’un scénario, de dialogues ou de cinématiques, et qui reposent entièrement sur un gameplay d’aventure pour raconter une histoire. Ce sont entre autres les jeux de type « Escape the room » (comme l’emblématique Crimson Room ci-contre). Le présupposé de base est toujours le même : le joueur (ou le personnage) se retrouve enfermé dans une pièce sans savoir pourquoi ni comment sortir ; il doit alors fouiller partout à la recherche d’objets ou d’indices qui lui permettront de s’échapper. Parfois ces objets dévoileront par fragments une histoire et donneront un début de sens à la situation du protagoniste : lettres, journal, mémos… Mais la plupart du temps rien n’est expliqué. La majorité de ces jeux d’énigmes pures ne sont qu’un assemblage astucieux de casse-têtes.   Dans les plus réussis, quelque chose est tout de même raconté à travers le décor, les objets, le gameplay, le style graphique. Est-on dans une chambre ou un salon à l’aspect quotidien ? Dans une cellule dénudée servant de laboratoire à des expériences saugrenues (comme dans la série Terminal House, ci-contre Rental House) ? Y a-t-il des traces de personnes déjà passées par là, ou tout est-il trop bien rangé pour être honnête ?

Certains jeux utilisent des décors très soignés, des univers presque luxueux parfois qui génèrent une impression d’étrangeté très réussie : comment peut-on être enfermé dans un salon chic décoré de bonsaïs et de vases précieux, sans avoir apparemment aucun moyen de sortir ? Pourquoi les indices sont-ils cachés dans des tableaux, des statuettes démontables ?… D’autres jeux optent pour un univers complètement imaginaire et décalé, parsemé de machineries étranges : le joueur n’a alors pas la moindre idée de la façon dont tout ça se manipule et de leur raison d’être – encore moins de la raison de sa présence. Il doit tâtonner parmi des artefacts et des symboles sans connaître la religion, le code, la science ou la magie qui en régit l’ensemble.

Généralement on n’a pas tellement plus d’explications après avoir réussi à sortir : on quitte la pièce close comme on se réveille d’un rêve illogique et bizarre, sans pouvoir y revenir. Mais on a bel et bien vécu une aventure, une histoire sans mots. Les « vrais » grands jeux d’aventure gagneraient sans doute à faire à nouveau confiance à ce genre de gameplay, pas seulement pour fabriquer de la durée de vie, ni pour avoir un semblant d’interactivité, mais pour créer des ambiances, des univers. Un univers vit aussi par les objets qui le composent et par le type de logique qui les lie entre eux. Je pense que j’essaierai de réfléchir à ça dans un autre billet. :)

En attendant, voici ma petite sélection de jeux de type « Escape », certains étant moins puristes que d’autres dans la forme, puisqu’ils prennent place dans plusieurs salles au lieu d’une ou sont parfois assez scénarisés.

The Submachine (ci-dessus) : un vrai bijou. Il s’agit d’une série de plusieurs jeux qui se suivent plus ou moins. L’univers est complètement fumeux, on commence ainsi dans un phare enterré (!), et on explore toutes sortes de tunnels, salle de labo… C’est l’oeuvre de Mateusz Skutnik, et il a signé quelques autres titres que je ne saurai trop conseiller également.

Trapped (ci-contre) : trois chapitres pour suivre ce jeu scénarisé. Les deux premiers possèdent un style isométrique très mignon qui leur donnent un air de miniature assez charmante (même si du coup le pixel hunting est parfois laborieux… enfin surtout au pad sur un portable ^^’). Beaucoup d’humour également et une difficulté bien dosée, ce qui en fait un jeu très agréable.

Et pour finir deux Escape plus puristes : The White Day et O Quarto. Le premier est l’un des très nombreux jeux d’Escape réalisés par Idac : j’aurais pu choisir n’importe lequel d’entre eux, ils sont tous très bien réalisés, avec de très beaux décors et des énigmes pas piquées des vers qui fonctionnent généralement bien.
Le deuxième est brésilien (version anglaise dispo, mais pleine de fautes) et propose des énigmes assez originales et bien pensées, toujours dans une seule chambre, comme il se doit. Un deuxième jeu, O Cofre propose la suite de cette évasion.

White DayO Quarto

Sans oublier un lien indispensable : le très sympathique site Lambda, qui collectionne les jeux d’Escape mais pas seulement, et fournit pour chacun une solution testée. Parfois bien pratique ! ;)

Henry vaut le chapeau

Il n’y a pas beaucoup de titres sur DS qui accrochent vraiment sur la durée, ou dont le gameplay est suffisamment élaboré pour être plus qu’un passe-temps… Henry Hatsworth and the puzzling adventure est pourtant de ceux-là.
Un jeu de plateforme un peu old school, mais super mignon, plein d’humour et très prenant. La particularité est que l’on doit gérer un casse-tête dans l’écran du bas, façon Bejeweled : d’une part cela permet de libérer des pouvoirs spéciaux pour Henry ou de le soigner, et d’autre part cela permet d’éviter une invasion de cubes tueurs dans l’écran du haut, où se situe l’aventure.

Le style rétro en vue latérale est très réussi, les différents mondes traversés sont pittoresques et absurdes. Tous les personnages sont croquignolets aussi, et puis on peut se transformer en robot géant, c’est dire comme c’est du bon.
La difficulté est assez relevée (même si je pense que je galère parce qu’il me manque des trésors secrets ^^), du coup j’en suis à quelques dizaines d’heures de jeu. :)

Henry HatsworthHenry Hatsworth

« No Gods. No Kings. Only Men. »

J’ai terminé il y a peu Bioshock. Je n’avais pas pu y jouer à sa sortie faute de machine capable de le faire tourner. Eh bien je peux désormais le compter parmi mes quelques jeux préférés.

Déjà il faut avouer que l’ambiance rétro-futuriste me parle particulièrement. Les années 50 sont les dernières années de la foi en le progrès, en la modernité, en l’avenir de l’humanité. Celles où on se voyait déjà conquérir d’autres planètes, embellir le quotidien pour tous. Cette ambiance est extrêmement bien rendue dans Bioshock avec sa ville utopique de Rapture : ses magnifiques décors, ses installations ultra modernes mises à la disposition de chacun, ses affiches colorées pleines de slogans positifs… Et cette atmosphère un peu trop joyeuse pour être honnête. Une fois de plus, dans cet échantillon de mythologie contemporaine, la science est allée trop loin, et a créé des monstres. La ville idéale n’est plus habitée que par des fantômes d’humains au cerveau crâmé par les modifications génétiques, qui ne peuvent plus que singer leur vie. Le vernis de l’avenir promis n’en finit pas de craqueler, comme dans cette magnifique scène du dernier Indiana Jones (voir un précédent billet) où une explosion atomique réduit à néant un village factice peuplé de mannequins souriants.

Quel genre d’homme a pu créer Rapture ? Quel genre d’homme a pu la détruire ?
Quel genre de population a pu vouloir vivre une société différente au fond des océans ? Quel genre de population a pu se laisser conduire à sa propre perte ?

Passionnantes questions qui sont traitées avec une impressionnante maîtrise par le jeu. A la fois par l’évolution de la ville, quartier par quartier, qui permet au joueur de revivre en différé les récents événements, et par les quelques scènes entraperçues au fil du parcours, ou révélées par des détails du décor. Mais surtout par les enregistrements audio que l’on découvre parsemés un peu partout. Les principaux acteurs du drame qui est sur le point de s’achever au moment où on arrive ont laissé des témoignages de leur propre histoire, à l’intention d’eux-mêmes, ou de personne. Ce sont parfois des quidams, parfois ceux qui tirent les fils, mais cela contribue de manière extrêmement vivante à recréer tout ce qui s’est passé, leurs sentiments, leurs espoirs, leur stratégie, et les relations relativement complexes qui tissent la trame de l’histoire.

La façon d’amener le scénario dans Bioshock est tout simplement admirable. Sans aucun manichéisme on assiste aux luttes qui ont mené la ville à sa quasi destruction. Qui est responsable ? Son créateur, qui s’est pris pour Dieu ou pour un tyran ? Son rival, pour qui même les idéaux sont commercialisables ? La foule, prête à suivre le plus fort, prête à acheter l’inachetable, à hypothéquer demain pour un aujourd’hui qui brille ?
Le jeu réussit à poser toutes ces questions avec intelligence, sans apporter de réponses convenues. Qu’il s’agisse de Ryan, le créateur, ou de Fontaine, le destructeur, aucun des deux n’est complètement mauvais ou complètement positif. L’un est plus darwiniste, l’autre plus nihiliste, mais tous les deux semblent profondément anti-humanistes. L’humanité est-elle capable de changer et d’oeuvrer ensemble pour un avenir plus juste et meilleur ? Une question que je me suis souvent posée quand je militais dans une organisation politique qui croyait à la révolution.

Pour la population de Rapture, l’état d’esprit aura plutôt été « après moi, le déluge ». Il est assez ironique que la ville, en état de décomposition, soit justement menacée par les eaux puisque construite sous l’eau. Partout l’eau s’infiltre, des quartiers sont inondés, des verrières menacent de rompre… La ville ne risque pas juste de devenir une ville fantôme abandonnée par sa population, mais bien d’être détruite dans le fracas d’une catastrophe. Ce qui lui confère une aura toute biblique digne d’une parabole.
Heureusement on nous épargne en revanche le discours para-religieux sur le thème « manipuler la vie c’est mal ». Si Rapture est détruite, ce n’est pas par la colère divine, mais uniquement par la main de l’homme. Ce n’était pas Gomorrhe, mais une société crédible, peut-être enviable, en tout cas tentante et fascinante.
Aussi fascinante que Bioshock, le jeu. J’attends avec impatience la suite qui devrait sortir cette année, ainsi que le film qui devrait en être tiré.

Gameplay parabolique

Deux perles du jeu un peu indie, parmi les trouvailles dispo en téléchargement : World of Goo (que j’ai sur Wii) et Braid (XBox Live Arcade)… J’ai adoré les deux pour plein de raisons que je ne vais pas détailler ici (gameplay, graphismes, originalité…) mais c’est entre autres le scénario qui m’a interpelée.
Une sorte de meta-histoire, une narration presque abstraite, pleine de trous, d’ombres, de non-dits… Et surtout une histoire qui parle à demi-mots du gameplay lui-même.

World of Goo met en scène des boulettes vivantes qui permettent d’édifier des structures branlantes afin de conquérir de nouveaux territoires ou de faire transiter des éléments… Mais à quel prix ? Celui du sacrifice, car il y aura toujours une partie des boules qui restera en arrière, sacrifiées pour que les autres puissent aller plus loin, plus haut… Sacrifice des boules de « moindre valeur » : les moins utiles, les moins « belles », les plus communes. Et tout cela dans un but totalement absurde d’auto-conservation du rien, comme on finit par le comprendre (ça doit paraître obscur à ceux qui n’ont pas joué, désolée pour eux).
Bien sûr toute cette « aventure » peut être vue comme une parabole de notre monde, de notre place dans la société, dans le monde de l’entreprise, ainsi que comme une critique des réseaux d’informations en phase de saturation.
Mais c’est aussi une façon de mettre le gameplay en narration : le jeu et sa conquête du rien, ses choix simplement logiques et tactiques devenant des péripéties épiques et émouvantes… « Et les boules de Goo comprirent qu’elles ne reviendraient jamais… »

Dans Braid on nous parle de fautes commises dans le passé ou le futur, de culpabilité et d’incompréhension : ne pourrait-on pas revenir sur ses erreurs, décider qu’elles n’ont pas eu lieu, ou être récompensé de ce qu’on aura appris en se trompant ? On nous parle du malaise à l’évocation du passé ou de l’avenir : décalage avec ce qu’on a été, ce qu’on aurait voulu être, ce que les autres en pensent. Ça fait longtemps que l’humain rêve de manipuler le temps et de le rembobiner à loisir… Et c’est justement ce que nous propose le gameplay du jeu. Le génie de Braid est d’intégrer le game over à la façon de jouer. Il faut parfois mourir pour progresser, il faut revenir en arrière dans le temps, annuler des actions, sachant que certaines choses sont imperméables au sens du flux temporel.
Chaque chapitre est introduit par un vrai petit texte littéraire, et chacun de ces textes est étroitement lié au gameplay spécifique du chapitre. C’est extrêmement bien fait et passionnant.

Dans World of Goo comme dans Braid, gameplay et scénario sont étroitement liés, l’un n’a pas de sens sans l’autre, et l’ensemble nous parle autant de la vie que du jeu en général. Une telle maîtrise, une telle intelligence me laissent complètement séduite.

Nikopol version jeu


Je viens de finir Nikopol, le jeu adapté de la BD de Bilal (par White Birds, la société de Sokal !), et wow !… C’était vachement bien. Mais super court. Ça m’aura pris deux soirées pour aller au bout, je me suis d’ailleurs demandée où étaient les autres chapitres.

Par contre le jeu est vraiment très beau (à part les personnages), et le gameplay très convaincant. Enfin un jeu d’aventure avec des puzzles vraiment intéressants, différents et pas trop évidents ! J’ai même parfois un peu galéré, mais ça fait totalement partie du plaisir ^^
Ben oui, y en a marre des jeux d’aventure où le summum d’une énigme est de trouver un code sur un carnet, ou une clef dans un tiroir… Là, Nikopol nous sert du tordu, du mystique, du délirant… Avec un soupçon de stress en plus, à base de QTE. C’est beau et brillant. Vivement la suite !

Notez pour les fans de la BD, que c’est un chouille différent, notamment pour l’arrière-plan politique par exemple. J’imagine que certains éléments ont dû paraître datés, ou trop dérangeants pour un public de jeu vidéo. Mais Nikopol ne vise pas un public ado pour autant, et ça, ça fait du bien. Par contre il y a une très jolie utilisation des cadres façon BD dans les cinématiques, quelque chose de dynamique, vraiment créatif.

Vous voulez parler à Dieu ? Alors allons lui parler ensemble, je n’ai rien d’autre à faire ce matin…

Parler à Dieu, c’est ce qu’Indy a toujours fait. Les reliques des rois humains, des guerres du passé, il en a rien à secouer. Indy est un archéologue de l’au-delà, du métaphysique. Quels que soient les artefacts en jeu, il s’agit toujours de clefs vers l’absolu : pouvoir divin, vie éternelle, connaissance totale… J’ai failli verser une larme en redécouvrant l’immense hangar aux milliers de caisses scellées, autant de trésors restés indéchiffrés… Je pense toujours au même hangar plein de caisses de Citizen Kane, l’une des caisses d’Indiana Jones renferme probablement aussi son « Rosebud », le sens de la vie.
Il s’agit toujours de voir l’invisible, ou peut-être de croire qu’on peut révéler l’invisible. C’est cette croyance qui rend Indiana Jones si fascinant, si séduisant, mieux qu’un super-héros : ce n’est pas quelqu’un qui se dérange pour quelques breloques en or ou de vieux parchemins. Quand le professeur sort son pinceau à relique, c’est le cosmos qui est en jeu. A une autre époque, il aurait sûrement été astrophysicien.

D’ailleurs c’est parfaitement logique si ce quatrième épisode commence avec l’atome et finit avec un portail dimensionnel.
Indy a grandi, il a fini de chercher Papa ou Dieu, ou les deux. L’époque a changé, fini l’ésotérisme nazi, c’est l’heure du duel pour la conquête de l’espace.
Le ciel est toujours plein d’énigmes, mais plus celui de la Bible. Qu’importe, Jones relève le défi. La série était vouée à devenir SF, ça lui va comme un gant ! Les anges ou les aliens, c’est pareil, ils parlent tous par énigmes, et c’est un langage qu’il comprend. Ils ont tous à offrir un pouvoir sans limites de destruction et de dérèglement de l’univers, et Jones est là pour l’empêcher. Entre deux heures de cours.

Car c’est ça aussi qui le caractérise : Indy est celui qui détourne le regard et qui renonce. Le pouvoir de l’Arche ou du Graal, le savoir des aliens de cristal, il n’en veut pas, il sait que ces secrets sont mortels. Indy c’était la pureté, comme Tintin (un autre sex symbol, si si). Et pourtant… dans ce dernier épisode, le voilà du côté du mal. Il appartient à une nation qui a créé et utilisé la bombe atomique. Ça ne pouvait pas être passé sous silence. Je crois que la séquence du frigo restera une de mes préférées tous films confondus, peut-être même au-delà de la série Indiana Jones, quelques minutes de pur chef d’œuvre. Evidemment pour son potentiel comique, mais pas seulement. Ce village factice, ces mannequins fifties souriants et trop parfaits, ces scènes de bonheur made in USA, avec tout le confort moderne, parmi lesquels Indy cherche en vain de l’aide… Humanité publicitaire et théorique, en même temps que matière première de carnages programmés. Toute cette perfection vouée au néant, c’est beau comme du Bradbury. Je repense à ce passage des Chroniques martiennes, cette ville désertée par les humains, animée seulement par les grille-pains, lave-vaisselles et autres automates d’un quotidien éternel. Tout y est si net, si bien réglé, et pourtant il ne reste plus des humains que des ombres carbonisées.
Trop de perfection, trop de savoir, trop de pouvoir mène à la destruction, c’est ce que nous répète Indy. Enfermé dans son frigo volant, il en réchappe, témoin une fois de plus du désir de pouvoir de ses congénères. D’habitude les méchants meurent pour avoir voulu ce pouvoir trop grand pour eux, en sera-t-il de même pour la bombe ?…
Indy, lui, reste toujours sur le seuil, il ferme les yeux ou détourne la tête, il est seulement témoin, jamais élu. Avec son frigo anti-atomique, il atteint des sommets de dérisoire, j’adore…  C’est peut-être là (entre autres) que Lara Croft ne pourra jamais l’égaler, puisqu’on nous l’a vendue au contraire comme « celle qui », une élue, une héritière… Et puis Lara, c’est la perfection du corps, de la chorégraphie, c’est la puissance faite femme. Indy, malgré sa capacité surnaturelle à encaisser les coups, n’a rien de la force brute. Il est l’intelligence, la science, l’éthique. Il est aussi, et peut-être avant tout, un joueur. Indy, le pari permanent. Il tente des coups de poker complètement absurdes, et plus ça a l’air dingue, plus ça marche. Courir plus vite qu’une boule de pierre qui déboule dans un couloir, tomber de trois chutes d’eau vertigineuses sans mourir… La vie est un jeu, et son héros so sexy !
Pas une statue de plâtre comme un James Bond, non…
Bond n’aime personne, il flatte son ego avec des conquêtes de pacotille. Indy, lui, est fait de chair et de sang, il sait aimer, il sait reconnaître celle qu’il aime… après tout. La scène finale du mariage aurait pu tout gâcher, je trouve au contraire qu’elle donne toute sa dimension au personnage. Il ne vit pas dans un éternel présent comme les super-héros, il a une temporalité. Il vieillit, il
évolue. Il aime. Un héros qui ne se la joue pas lonesome cowboy, ça c’est rare ! Il est émouvant parce qu’il a sa fragilité (ah, la scène des bisous qui font ouille dans l’Arche… ^^ ), et parce qu’il ne méprise pas les femmes, comme tant d’autres aventuriers. Il est au-dessus de ça, il n’a pas besoin de jouer les vieux loups solitaires pour prouver sa virilité. Indy, le pur héros moderne ! Et puis Marion, je suis fan depuis son apparition au Népal, elle méritait bien ça. ;)

L’ordinateur n’a pas inventé l’écriture

Le professeur Kawashima ressemble un peu au professeur Sato, l’inventeur des trois formules. Mais avec un je ne sais quoi d’absent, de crétin dans le regard, impression accentuée par ses sourcils levés qui lui donnent l’air faussement inspiré de celui qui scrute une araignée dans son propre crâne. Il faut dire que son crâne à lui flotte au milieu de rien, et tourne mollement d’un côté et de l’autre, pour faire miroiter ses polygones. Ce visage inexpressif et désincarné m’évoque aussi le magicien d’Oz, cette projection énorme d’un visage furibond qui hurlait parmi les éclairs, produit grotesque d’une machinerie destinée à masquer l’incompétence du véritable magicien.

Les exercices du fameux professeur m’avaient toujours paru suspects, de même que tous les tests qui prétendent mesurer l’intelligence, comme on mesurait la taille du cerveau autrefois. Mais pour l’instant je décide de répondre favorablement aux aimables invitations du professeur, et je m’installe pour l’exercice de calcul rapide. Avec le stylet je dois écrire les réponses sur l’écran que me désigne le maître.

Au début tout va bien. Puis le professeur s’embrouille : quand j’inscris un 8 il lit un 2, quand je note un 1, il lit un 7… Rapidement la plupart de mes réponses sont notées fausses. J’accueille son commentaire compatissant d’un soupir et je passe à l’exercice de mémorisation de mots. Rapidement je m’invente une histoire dans laquelle je case la plupart des 30 mots à retenir. Puis au « top » je les inscris sur l’écran. Catastrophe ! Le professeur semble incapable de déchiffrer mon écriture. Je dois m’y reprendre à 10 fois avant qu’il déchiffre un « f ». Les secondes s’égrènent, le professeur ne sait plus lire.
Le test est fini et le crâne souriant m’encourage à faire rajeunir mon cerveau grâce à sa méthode. Moi j’ai l’impression de voir défiler les hordes d’androïdes difformes sorties de la machine détraquée du professeur Sato, parodies d’humains grimaçants…
Déclinant la proposition, je m’envole vers une mission plus palpitante, là où on a besoin de moi, là où l’écriture est considérée comme le plus élevé des arts. Ici les mots, les livres créent des univers. Il suffit de se plonger dans un livre ouvert pour se retrouver dans le monde qu’il décrit : Myst, Riven, Tomahna… Voilà de nombreuses années que je fréquente les inventeurs de « l’Ecriture », que je visite leurs mondes… Et comme j’envie leur art, comme j’aimerais pouvoir moi aussi écrire un monde…

Surprise, cette fois on m’explique que l’on peut aussi voyager d’un monde à l’autre en gravant un signe sur une plaque de pierre. Oui, je peux, moi-même, si je le désire, graver ce que je veux sur une de ces stèles, et je serai transportée à l’endroit correspondant ! Je m’y essaie aussitôt, je grave des signes dont j’ai aperçu les modèles, parfois ça ne marche pas, je me dis que décidément j’écris trop mal, je m’applique, et parfois ça marche ! je me retrouve dans des lieux inconnus, sans trop savoir pourquoi je suis là. Et je grave de plus belle, trop heureuse de pouvoir enfin utiliser une infime parcelle de ce pouvoir merveilleux.
Je me trouve sur un pic rocheux, il fait nuit. Face à moi comme presque à portée de main, une énorme planète emplit tout le ciel. Une sorte de Saturne bleue avec son anneau. Je veux y aller. Il faut tenter quelque chose. Je prends ma plaque de pierre et j’y grave un cercle entouré d’un anneau. Miracle ! Ça fonctionne, je suis transportée quelque part ! Alors que je m’élance pour vérifier ma localisation, un homme apparaît et me félicite pour être arrivée presque au bout de mon aventure. Quoi ? D’un seul coup je me retrouve propulsée à mon ordinateur, chez moi. Tout ça n’était… qu’un bug. Un vaste bug. Je suis arrivée au bout de l’histoire sans l’avoir lue. Tout n’était qu’illusion. Pas une seule fois les signes que je gravais n’ont été compris. J’ai été baladée d’un endroit à l’autre en croyant que j’y étais pour quelque chose. Fumisterie !
Encore une fois le magicien d’Oz m’a bien eue, avec sa lanterne magique ! Avec ses pantins d’ombres qui faisaient mine de me parler et de comprendre ce que j’écrivais ! Il faut croire que ça le fascine, l’écriture humaine, pour ce qu’elle a d’organique et d’inimitable… C’est pas encore aujourd’hui que la machine inventera l’écriture.

(Images : Brain Age et Myst 5 : End of Ages)

Le mystère des Gyroïdes

« Dans les profondeurs secrètes de souterrains minuscules, entre des racines, parmi des scarabées dorés et des araignées explosives, j’ai découvert, enfoui depuis des lustres, un Gyroïde. Etrange et fascinante figure que ce cylindre anthropomorphe, avec sa posture symétrique et si peu naturelle, et son visage troué de spectre apeuré… Prestement déterré et ramené au vaisseau, l’objet a été analysé par l’ordinateur de bord… mais sans succès. Qui représente-t-il ? Pourquoi cette attitude ? La statuette décore désormais ma cabine de son aura étrange et étrangère. »

« Encore un gyroïde ! Après l’averse de cette nuit, j’en ai déterré un magnifique derrière la maison, sous les pommiers. Celui-ci est rouge, et quand on le met en marche il se tape violemment sur la tête. Je vais le déposer dans le salon, face à celui qui tourne sur lui-même en criant, et à côté de celui qui clopine avec un drôle de bruit. Je me dis souvent que ceux qui ont créé ces figurines hystériques ou autistes doivent être particulièrement torturés… Mais peut-être que personne ne les a créées et qu’elles naissent du sol, de la boue après la pluie ? »

« Des recherches à la grande bibliothèque m’ont appris qu’on trouvait trace des Gyroïdes sous des formes plus anciennes, quoi que toujours très reconnaissables. Ces statuettes sont toujours en terre, et ont toujours un cylindre pour base. Elles sont censées être les gardiens des morts… Ou peut-être les âmes de guerriers défunts ? Ce qui expliquerait leur expression torturée et leur attitude absurde et perplexe ? Mais je m’avance sans doute… J’ai appris aussi que leur vrai nom est « Haniwa » et qu’elles existent depuis au moins quinze siècles sur les vieilles tombes japonaises… Comment on a pu passer de statues funéraires à des jouets hoquetant et bringuebalants… C’est un mystère qui reste entier. » :)