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Mon père divorcé, ce héros moderne

[Attention, ce billet comporte de gros méga maxi spoilers sur Bioshock 2 (pour changer), et surtout sur Silent Hill : Shattered Memories et Heavy Rain]

Je ne sais pas si je suis biaisée par mon propre vécu, mais j’ai l’impression que le père divorcé est le héros à la mode ces temps-ci. Je me souviens d’avoir vu il y a longtemps le film « Mon père ce héros », avec Gérard Depardieu et Marie Gillain. Mes souvenirs en sont assez flous, je crois que ce n’était pas terrible. Mais j’avais été curieuse et contente à l’époque de pouvoir trouver au cinéma un reflet de mon expérience. Au final les péripéties du film étaient assez cliché, et très éloignées de ce que je pouvais vivre avec un père devenu un peu lointain.
Rien à voir avec ce nouveau héros des temps modernes sauveur du monde et de la famille : le père divorcé n’est plus un demi-loser à côté de ses pompes, c’est LE nouveau modèle masculin.

Pensez un peu :

Tom Cruise dans la version de Spielberg de La Guerre des Mondes. Père divorcé, il a un fils et une petite fille. Forcément il fait tout de travers, est en retard pour s’occuper d’eux, n’a rien dans les placards pour leur faire à manger, s’énerve et ne sait pas rassurer. Forcément les enfants sont distants et ne lui font pas confiance. Forcément quand survient la fin du monde, il est le seul à savoir quoi faire pour sauver leur peau à tous. Effusions, regards virils et mouillés, à la fin du film, les enfants kiffent leur paternel pour la vie.

Ben Stiller dans La Nuit au musée. Divorcé, au chômage, il essaie d’impressionner son fils avec son nouveau job au musée, mais ne part pas gagnant (il n’est que gardien de nuit). Le petit regarde son père avec désapprobation, déception, presque pitié. Il faudra que tout un musée prenne vie et se mue en parc d’attraction VIP, et que la ville soit menacée par un complot de méchants pas beaux, pour que le père puissé révéler quel aventurier sommeillait en lui… et regagner une admiration filiale bien méritée.

John Cusack dans 2012. Divorcé, écrivain et chauffeur pour gagner sa vie, un fils et une fille, même méfiance chez les enfants vis à vis des plans foireux de leur père. Et pourtant au moment où tout le monde est déphasé par la réalisation inopinée d’une soi-disant prophétie maya, il est le seul à bien réagir et faire ce qu’il faut pour procurer à sa famille des places sur l’arche salvatrice alors que le monde s’écroule. Même son ex le regarde avec reconnaissance.

Même genre de personnage dans Le Jour d’après (même si je crois pas qu’il était divorcé), ou dans Minority Report (sauf que le fils avait été tué). Tant de pères déchus puis à nouveau sacrés, dans tant de blockbusters, ça donne à réfléchir.

Le père divorcé, figure de l’homme fragile, portant une fêlure intérieure, un échec personnel, mais qui réussit à se reconstruire, à prouver sa valeur, à se poser à nouveau en « chef de famille ». A réaffirmer sa virilité tout en assumant sa sensibilité ? (oui je sais, on dirait du baratin de magazine féminin). Je pensais que c’était quelque chose de globalement admis, la capacité des hommes à assumer leur paternité, et à le vivre bien. Mais apparemment ça nécessite encore quelques catastrophes à échelle planétaire pour que la transformation en père épanoui s’opère (j’ai toujours été trop optimiste quant à l’espèce humaine).

Toujours est-il que cette épidémie de paternité héroïque semble passer de Hollywood au jeu vidéo. En l’espace de quelques mois, on a eu Bioshock 2, Heavy Rain et Silent Hill : Shattered Memories, trois gros titres dans lesquels le héros est un père solitaire à qui on arrache son enfant.

Dans Bioshock 2 on incarne un « big daddy », protecteur d’Eleanor Lamb, ex « little sister ». Je ne rappelle pas de quoi il s’agit, j’en ai déjà beaucoup parlé précédemment. Le jeu s’ouvre sur la scène de séparation entre le père et la « fille », emmenée par sa mère.  Tout au long du jeu, la fille nous laisse des messages, elle appelle son père à l’aide, tandis que la mère tente de nous empêcher de la rejoindre. La mère explique que nous avons une mauvaise influence sur Eleanor, qu’elle serait mieux sans nous. Et effectivement nos actions déterminent la personnalité d’Eleanor et la fin du jeu. Pourtant il n’y a aucun lien de parenté entre elle et le protagoniste, le lien vital qui les relie a été fabriqué de toutes pièces. Mais Eleanor a tellement rêvé de ce père qu’elle en a fait le héros libérateur dont elle a besoin. Tous les actes du joueur sont alors commis en ayant cela en tête. Un scénario et une trame narrative qui soulèvent bien des questions sur la signification du lien biologique ou choisi, sur l’amour filial, sur l’influence des parents sur notre devenir moral et psychologique.

Cependant comme dans le premier Bioshock, les choix n’en sont pas vraiment, et dans tous les cas, on ne peut pas faire autrement que de sauver Eleanor, même quand le lien psychique qui nous y attachait est rompu. Le gameplay n’est pas allé au bout du questionnement formulé par le scénario. On peut en revanche devenir un héros positif ou négatif, dans tous les cas on reste un modèle pour notre progéniture adoptive.

Cet aspect du jeu, le thème de la paternité, a fortement influencé deux critiques, dont je recommande la lecture :

On my shoulder, whispering (The Brainy Gamer)

Who wants to be a Big Daddy? (Edge)

Dans Heavy Rain, le personnage principal est un père qui a perdu un premier fils dans un accident, et dont le second fils est enlevé par un tueur en série. Ethan devra accomplir une série d’épreuves plus ou moins atroces afin de prouver qu’il est prêt à tout pour sauver son fils. C’est en effet ce que requiert le tueur psychopathe, apparemment traumatisé par la mort de son frère quand ils étaient petits : son père alcoolique avait refusé de lui venir en aide. Il cherche depuis un père qui soit vraiment à la hauteur, capable de rattraper symboliquement les torts de son propre père.

Ethan est quant à lui dévasté par la culpabilité depuis la mort de son premier fils, il est maintenant divorcé, et a bien du mal à vivre la relation avec son autre fils. C’est ce que le jeu ambitionne de mettre en scène, ce manque, cette latence, à travers des scènes du quotidien. On joue ce père désaxé, qui n’a rien dans le frigo, qui essaie de dérider son fils en lui proposant de jouer. Scènes habituelles et déjà vues au cinéma, préambule du moment où le héros se révèle et sauve le monde (ou juste sa famille). Mais dans un jeu vidéo, on commence généralement là où il y a de l’action, quitte à s’émouvoir deux minutes pendant les cinématiques. C’est peut-être ce que Heavy Rain avait de plus réussi finalement, cette insistance sur l’anti-héroïsme du personnage, avec le gameplay qui va avec.

Si on se débrouille bien, le père sauve son fils, trouve une nouvelle copine, et tout le monde finit heureux dans un nouvel appartement, comme au cinéma. On peut aussi échouer comme une quiche, ou décider de fuir les épreuves, tant pis pour le gamin. Le joueur peut répondre de différentes façons aux injonctions du tueur, et ainsi réaliser – ou pas – cette héroïfication du père divorcé.

Dans Silent Hill : Shattered Memories (reboot du tout premier Silent Hill), on joue Harry Mason : il vient d’avoir un accident de voiture et sa fille, la petite Cheryl, a disparu. On part donc à sa recherche dans la ville fantôme de Silent Hill. On y croise des inconnus qui disent nous connaître, on y trouve des traces du parcours d’une adolescente livrée à elle-même, une certaine Cheryl… Cette Cheryl-là semble abandonnée par ses parents, elle vole, sort avec un homme qui pourrait être son père. A quelle époque est-on ? Que s’est-il vraiment passé ? A-t-on perdu la mémoire de plusieurs années ? Le mystère s’épaissit, les pistes se multiplient, d’autant que la trame de l’histoire est entrecoupée de séances chez un psy, vues en première personne, où l’on doit répondre à des questions sur le deuil, la sexualité, les parents, le divorce.

Au moment où on commence vraiment à douter de la capacité de Harry à être d’un quelconque secours pour sa fille disparue, le twist final vient bouleverser tout ce qu’on croyait avoir compris (si vous n’y avez pas joué, j’insiste, ne lisez pas la suite) : en réalité tout ce que nous avons joué se passait dans la tête de la jeune Cheryl. Harry, son père divorcé, est mort seul il y a longtemps dans ce fameux accident de voiture. Mais sa fille a continué à fantasmer ce père disparu : l’aurait-il aidé s’il avait été là ? Quelles femmes aurait-il rencontré ? Est-elle responsable de son départ et de sa mort ? Ou bien sa mère est-elle coupable ? Toutes ces angoisses et rêveries ont constitué la trame décousue du jeu, la thérapie de l’adolescente qui devait réussir à dire adieu à son héros de père divorcé. Finalement, d’une certaine façon, on réussit tout de même à la sauver : en menant cette aventure imaginaire, on la conduit à guérir de son traumatisme d’enfance et à reprendre sa vie. Le père divorcé, héros post-mortem : c’est sans doute l’une des plus belles versions du personnage.

Je trouve intéressante et très riche cette apparition du thème de la paternité dans le jeu vidéo. S’agit-il d’un stade de maturité que l’art aurait atteint (ou les gens qui bossent dans le métier qui se font vieux) ? D’un sentimentalisme masculin nouvellement assumé ? D’une manœuvre marketing pour attirer les filles tout en ayant l’air de rester viril ? (auquel cas je tiens à dire que ça ne marche pas sur moi).

Quoi qu’il en soit ces trois jeux proposent une vision bien moins consensuelle qu’au cinéma du personnage, bien moins unilatérale, et mettent en question la solidité réelle du lien père-enfants, ainsi que sa nature. Oui, pas longtemps et vite fait, mais quand même… :)

Qui sera le prochain père solitaire et quelle sera sa mission ? A suivre…

Le jeu vidéo vu par Dostoievski

[Attention, ce billet comporte de gros méga maxi spoilers notamment sur Alan Wake – et sur eXperience 112 et Bioshock aussi, mais ça ce n’est plus de première fraîcheur]

Quand j’étais en doctorat de littérature comparée, je suivais le séminaire de mon directeur de recherches consacré au « montage » dans le roman. Il s’agissait grosso modo de se pencher sur une façon moderne de mettre en scène le monde et de raconter une histoire : au lieu du point de vue omniprésent d’un Auteur façon 19e siècle, ces romans modernes juxtaposaient des éléments hétéroclites, à la façon d’un dossier d’enquête. Par exemple on pouvait voir le récit s’interrompre pour laisser la place à une coupure de presse, un poème, ou bien pour passer au point de vue d’un autre personnage, sans aucune transition.

La modernité du procédé, c’est que l’auteur n’a pas la prétention de délivrer un « message » prêt à l’emploi, ni une pensée édifiante. Son objectif est au contraire d’essayer de réunir des éléments contradictoires ou complémentaires : c’est par leur rapprochement que naîtra, peut-être, une vérité. Puisque le monde est multiple, polémique et changeant, un roman qui prétend en parler doit l’être aussi.

Cette démarche avait été tentée par Dostoievski en son temps :

Bakhtine a relevé dans les romans de Dostoievski une particularité remarquable: non seulement les personnages s’y expriment dans un langage qui leur est propre, mais ils sont dotés d’une autonomie inégalée jusque là dans le roman:

Ici [dans les romans de Dostoievski], ce n’est pas un grand nombre de destinées et de vies qui se développent au sein d’un monde objectif unique, éclairé par l’unique conscience de l’auteur; c’est précisément une pluralité de consciences, ayant des droits égaux, possédant chacune son monde qui se combinent dans l’unité d’un événement, sans pour autant se confondre. […] La conscience du personnage est donnée comme une conscience autre, comme appartenant à autrui, sans être pour autant réifiée, refermée, sans devenir le simple objet de la conscience de l’auteur.

Todorov 1981, 161

La polyphonie littéraire ne désigne donc pas seulement une pluralité de voix mais aussi une pluralité de consciences et d’univers idéologiques. […]

On peut reconnaître là une tendance du roman moderne: l’univers unifié du roman tend à se désagréger au profit des univers pluriels des personnages. Il ne s’agit plus de boucler ou d’achever une intrigue romanesque, ni de parvenir à une conclusion morale ou idéologique. Il s’agit plutôt de faire apparaître des tensions entre des points de vue.

Chez Dostoievski la polyphonie des consciences s’exprime aussi par une pluralité de styles et de tons. Cette polyphonie stylistique a d’ailleurs été peu appréciée des contemporains de Dostoievski qui y ont vu une forme décousue où se côtoient « une page de la bible placée à côté d’une notice d’agenda ou bien une ritournelle de laquais à côté de dithyrambes schillériens sur la joie ».

[source]

Il me semble que le jeu vidéo est un média qui se prête bien plus encore que le roman à une telle polyphonie. Tout d’abord parce que la juxtaposition de multiples éléments narratifs hétéroclites y est assez répandue (textes à lire, cutscenes et dialogues,  voix off, accomplissements d’action, etc). Et ensuite parce que l’Auteur s’y efface forcément, pour laisser le joueur dérouler lui-même l’histoire : la reconstituer ou la construire, selon les jeux. Le jeu vidéo permet parfois à plusieurs personnages de raconter leur propre histoire, mais aussi il permet à l’histoire de s’exprimer par toute une série de « canaux » différents à la fois.

Cependant il faut bien avouer que la plupart des titres de jeux vidéo se contentent de rester extrêmement classiques, avec une progression linéaire et surtout monocorde de l’histoire. Le héros agit, progresse, commente éventuellement son parcours, discute avec des figurants, et accomplit finalement sa mission. Ce type de narration est vraiment peu intéressant : le jeu peut être tout à fait satisfaisant (comme un bon vieux Zelda), mais d’un point de vue architecture narrative, c’est quand même basique (pour ne pas dire, hmm, ringard ?). C’est pour ça sans doute que je n’accroche pas trop aux RPG : de par le système, la trame se résume toujours à devenir plus puissant pour tuer des ennemis plus costauds : le monde n’existe que dans l’attente du héros. Un schéma on ne peut plus égotiste, qui trouvera son intérêt ailleurs que du point de vue structurel.

En revanche on trouve depuis quelque temps des jeux autrement plus ambitieux que ça quand il s’agit de construire un récit et un univers, et c’est sur ceux-ci que j’ai voulu me pencher. Multiplicité des points de vue et des idéologies, multiplicité des langages, multiplicité des médias, pour une histoire non-définitive, polémique et incertaine, déstabilisante et passionnante. Trois beaux exemples : Bioshock, Expérience 112 et Alan Wake.

J’ai essayé de traduire ça en schéma, ça vaut ce que ça vaut, mais j’espère que ce sera plus clair qu’une longue explication.

Bioshock : les voix de la ville

Le jeu étant à la première personne, le joueur incarne le héros et voit par ses yeux, mais bizarrement ne s’exprime jamais. En revanche il agit, doit parfois faire des choix cruciaux qui entraîneront une fin différente. C’est le premier niveau de narration : le personnage doit à la fois s’échapper et découvrir qui il est vraiment. C’est l’histoire dévoilée au fil du gameplay.

Cependant les autres personnages au contraire sont plutôt loquaces, que ce soit via la radio emportée par le héros – chacun tente de le rallier à sa cause ou de se servir de lui – ou par la propagande omniprésente dans Rapture (les slogans, affiches, les graffitis), ou encore par le biais des journaux intimes enregistrés sur magnétophones que l’on retrouve un peu partout… C’est finalement toute la ville qui nous parle, nous livre ses espoirs et manigances : toute l’histoire de la ville, ses complots, sa politique, tout nous est raconté en écho, par des instantanés du passé, par l’architecture, ou par des dialogues pressants. On entend les accents variés, bourgeois ou prolétaires, de différentes origines, on entend les discours publics et les confidences. Tout nous est livré en vrac, à nous de faire le tri. Qui croire ? Faut-il aimer Rapture, faut-il la combattre ?

C’est la question qui est mise en scène, pas la réponse. Si le héros obtient finalement la vérité sur son identité, le joueur est laissé à ses questionnements et ses doutes. Il a en tout cas pris une part active à la narration, puisqu’une bonne partie repose sur une action volontaire de sa part, comme collecter les enregistrements, ou faire un choix moral.

Expérience 112 : le fantôme aux caméras

Ce système narratif correspond bien à une histoire de type « post-massacre » : le joueur arrive quand tout le monde ou presque est déjà mort, quand la tragédie est déjà presque jouée. Il fait alors un travail d’archéologue, il reconstitue les événements, récolte des témoignages et des documents. Dans le cas de Bioshock il s’agit bien de retrouver la trace d’un système politique et social en train de disparaître.

Dans d’autres jeux, l’échelle est différente, mais le principe identique. Par exemple on avait un peu le même genre de structure narrative dans Expérience 112 : l’histoire commençait dans un tanker abandonné qui abritait des labos de recherche scientifique, mais au moment où presque toute l’équipe avait été décimée. On pouvait alors enquêter dans les affaires des morts et dans le système informatique, afin de récolter la correspondance et les documents de chacun : vidéos, enregistrements audio, schémas, courriers… On reconstituait la teneur des expériences, les relations entre les personnages, les motivations secrètes des uns et des autres. Cette vie passée, complétée par des séquences de flashs-souvenirs, venait se surimposer à l’exploration actuelle des lieux dévastés, et teinter l’ensemble de mélancolie mais aussi de secrets espoirs.
Un troisième niveau de lecture était suggéré par le fait que le joueur observait « réellement » le personnage principal, Lea, en commandant le réseau de surveillance vidéo. On se demandait alors forcément qui on était censé incarner, est-ce qu’on allait pouvoir rencontrer Lea, est-ce qu’on la connaissait, quelles relations on avait éventuellement.

Mon seul regret c’est que tous ces « canaux » narratifs convergeaient finalement tous dans la même direction (l’avènement d’une nouvelle race), on n’avait pas alors une véritable impression de petit monde dans lequel chacun aurait son autonomie. Mais soyons honnête, c’est largement une question de budget autant qu’une question d’écriture. Si l’on veut créer de multiples voix ayant chacune une personnalité, un agenda, etc. c’est un projet complètement démesuré. Au début du projet Alan Wake d’ailleurs, il avait été question d’en faire un monde ouvert. On imagine bien choisir sa destination et pouvoir mener l’enquête auprès des différents habitants. On aurait peut-être même pu enchaîner les phases de nuit (combats contre les ombres) et de jour (enquête et doutes) à notre propre rythme, selon nos actions et donner ainsi un rythme bien différent à l’histoire. Mais l’auteur a finalement jugé que le scénario perdrait en efficacité et en immersion, et a abandonné cette idée. Je pense qu’il a eu raison, et je préfère quant à moi une narration polyphonique et multiple à un monde ouvert mais figé et dans l’attente du joueur. L’interactivité provient de la mise en relations de toutes les pistes, de toutes les théories que le joueur échafaude pour comprendre ce qui se passe, et pas d’un choix bidon façon « aller explorer la mine ou le bar-tabac ? »

Idem dans Expérience 112 : il incombait au joueur de recouper les sources, de décoder les messages (littéralement) et d’en tirer ses propres conclusions, puisque Léa ne pouvait pas le faire pour nous. Peu de jeux réussissent ainsi à nous faire participer en live à la construction de l’histoire. Tout seul derrière son écran, le joueur qui réfléchit produit du sens, et pas seulement la solution d’un puzzle pour ouvrir une serrure, comme dans la plupart des jeux d’aventure. Les hypothèses qu’il formule pour lui-même font partie de la narration. Découvrir la vérité, retrouver « 112  » … Tous les fils narratifs du jeu mettent en scène cette anticipation du dénouement et font croître l’impatience à mesure que les théories se précisent… mais la réalité est-elle bien celle qu’on espère ?

Alan Wake : dimensions parallèles dans un crâne

Alan Wake est un pur bonheur pour les fans de narration alambiquée comme moi. :) Sur une base assez simple – un écrivain en panne d’inspiration combat les forces de l’ombre par l’écriture pour ramener sa femme à la vie – les auteurs ont greffé de multiples couches afin d’enrichir l’histoire par des effets de dédoublements, d’anticipation, de contrepoints… Une merveille d’architecture narrative.

On a tout d’abord l’histoire de base, que l’on vit à travers le gameplay et les cinématiques. Ensuite on a les feuillets épars, qu’on ramasse aussi bien en forêt qu’en ville, qui racontent ce que l’on est en train de vivre. Mais ce fil-là n’est jamais complètement synchro avec ce que l’on fait : parfois il raconte ce qu’on vient de vivre quelques minutes auparavant, et on se sent inexplicablement observé ; parfois il est en avance et semble prévenir d’un destin inexorable. L’effet est dramatique, on se sent le pantin de puissances supérieures.

Ensuite il y a les messages écrits un peu partout à l’encre photosensible : ce sont les indices réunis par Cynthia Weaver, à l’époque où un autre écrivain s’était trouvé aux prises avec les ombres, selon un scénario très similaire à ce que vit Alan. Dans un lieu où les créatures de fiction prennent vie, qui crée qui ? Qui écrit le destin de qui ?

Enfin il y a les multiples émissions de télé et de radio. A la radio, le vieil animateur local nous parle de la beauté du ciel nocturne alors qu’on est aux prises avec les créatures de l’ombre. Ou bien il raconte qu’il a aperçu le héros aujourd’hui. Si on croise un poste de télé, il arrive qu’il s’allume de lui-même et nous montre une image du héros en train de se parler à lui-même. Est-ce réel ? Est-ce déjà arrivé ? Est-ce un double ?

L’histoire semble prendre de multiples chemins en même temps, et on n’est pas vraiment sûr de pouvoir tous les accorder en un tout cohérent. Peut-être que le docteur Hartman a raison de dire que tout ça est dans la tête d’Alan ?

La série TV « Night Springs » (inspirée bien sûr de « Twilight Zone ») dont on peut suivre quelques épisodes au fil du jeu vient ajouter d’autres éléments accablants en contrepoint. Ce sont comme des épisodes d’une vraie série, sans aucun lien avec l’histoire d’Alan (si ce n’est qu’il est censé avoir écrit certains scénarios…) mais les thèmes abordés entrent en résonance avec ce qui lui arrive de façon inquiétante. On a par exemple cette histoire de professeur qui suicide ses autres lui-même dans les dimensions parallèles… Ou ce tueur psychopathe qui serait son propre reflet dans le miroir… Tout cela vient renforcer l’incertitude quant à l’état mental d’Alan Wake, si bien qu’on finit par ne plus très bien savoir nous-même ce qui est réel ou pas dans ce que l’on vit aux côtés du personnage.

Dédoublement, cauchemar, folie, roman dans le roman… La polyphonie narrative démultiplie l’histoire comme dans un palais des glaces : on ne sait plus distinguer le reflet du vrai et le malaise grandit. Perso, je suis conquise.

Finalement c’est ça que j’attends d’un jeu vidéo adulte : un regard sur la société et l’humain qui soit multiple, incertain. Qui me laisse penser par moi-même, sans me donner toutes les réponses.
Ce qui me fait penser que je n’ai toujours pas vu la fin de Lost.