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Le Navet d’auteur, un concept français ?

Le blog Playtime du journal Le Monde vient de publier une longue interview de Sébastien Genvo, maître de conférences à l’université de Metz et créateur d’un premier jeu vidéo intitulé Keys of a Game Space. Son objectif était de montrer qu’un jeu vidéo peut explorer des émotions subtiles, aborder des sujets douloureux, et faire expérimenter au joueur un engagement par le choix dans des situations difficiles, en le mettant dans la peau d’une personne confrontée à un dilemme moral. Dans son interview Genvo laisse entendre que le jeu vidéo n’y est jusqu’ici pas parvenu, ou ne s’y est que très peu intéressé, à part pour quelques œuvres « marginales » comme Ico ou Passage : « Il est rare de pleurer devant un jeu vidéo, ou de ressentir de la tristesse. » dit-il.

Une chose est sûre : on n’a pas dû jouer aux mêmes jeux depuis ces 20 dernières années. Je pense même qu’on pourrait affirmer exactement l’inverse. La plupart des jeux narratifs (blockbusters compris), c’est-à-dire des jeux qui prétendent susciter de l’émotion (on ne parle pas de jeux de sport ici je suppose) se font un devoir de proposer au moins une scène triste, et ces scènes-là sont souvent efficaces (Gears of War, Final Fantasy…). C’est parfois même le jeu tout entier qui respire la tristesse et la mélancolie (Silent Hill : Shattered Memories…). Le choix moral laissé à l’appréciation du joueur est également une feature passablement à la mode, même si le design laisse souvent matière à discussion (Bioshock, Heavy Rain…). Enfin les thèmes comme celui du jeu de Genvo sont effectivement plus rares, mais là comme ça je crois pouvoir citer quatre ou cinq jeux mainstream qui évoquent les souvenirs douloureux d’une enfance maltraitée (j’y reviendrai dans un autre billet).

Mais passons. Si Genvo affirme cela, c’est sans doute qu’il a quelque chose à proposer pour aller plus loin dans ce sens. J’ai donc testé Keys of a Game Space. Entendons-nous bien : c’est une première réalisation, de dimensions modestes, et qui a au moins le mérite d’essayer de placer haut la barre, loin de moi l’idée de dénigrer cela. Cependant au final le jeu lui-même va à l’exact encontre du propos théorique de son auteur. En effet, comment expliquer que le jeu vidéo permet de simuler des choix, un engagement, et d’expérimenter ce qu’une autre personne a vécu, en proposant un jeu presque vide de choix et dont les seules options laissées au libre-arbitre du joueur sont binaires ? Comment peut-on même avoir la prétention de dire « nous espérons également qu’il pourra aider des victimes en détresse psychologique et qu’il fera réfléchir certaines personnes qui s’apprêteraient à commettre des actes graves en leur faisant vivre par le jeu les conséquences de leurs agissements. » quand on se contente de mettre en scène des souvenirs personnels sans laisser aucune place au joueur, sans lui permettre ni de réfléchir ni d’agir, à part lors d’un unique choix final « blanc ou noir » ?

En réalité, Keys of a Game Space ne propose quasiment aucune liberté au joueur, pas même celle d’effectuer les actions dans n’importe quel ordre contrairement à ce qui est annoncé. Pour parler clairement, Keys of a Game Space ne propose même que très peu de gameplay, et un design narratif extrêmement léger, avec des dialogues et des situations assez « cliché » (« le lieu où les anges pleurent en silence » pour parler de pédophilie, sérieusement ?), entrecoupés de références théoriques et de déclarations d’intention. Ça n’est vraiment pas réellement pire que beaucoup de jeux d’aventure old school au design rigide, mais au regard du projet énoncé, c’est à mon avis un échec.

Mais ce n’est pas grave. Comme on le lit dans tous les conseils pour apprentis game designers : votre premier jeu sera certainement très mauvais, parce que personne n’a la science infuse, et que l’important est de faire et de se tromper, pour apprendre : on a tous des débuts qu’on préfère oublier. Non, ce qui est plus gênant, c’est que cette tentative maladroite et assez pontifiante soit présentée par un grand journal comme un « jeu d’auteur », et assorti d’une promotion flatteuse et d’une longue interview où l’on parle de légitimation artistique et culturelle du jeu vidéo.

Pourquoi ? A mon avis pour deux raisons.

La première c’est que la presse généraliste est complètement désemparée quand il s’agit de parler de ce « nouveau » média (il n’est nouveau que pour les journalistes en question) : ils n’ont personne qui sache en parler, personne qui l’ait étudié à la fac, ou personne qui l’ait un tant soit peu pratiqué de l’intérieur. Alors quand ils voient quelqu’un avec un titre universitaire et un discours plein de références savantes, ils se disent que ça doit être du sérieux et du respectable.

La deuxième c’est cette espèce de mépris de la culture populaire, qui fait qu’au fond d’eux-mêmes ils ne sont pas persuadés que le jeu vidéo soit en lui-même sérieux et respectable*. Je vais simplement citer les propos de Sullivan Le Postec à propos du « cinéma d’auteur français », qui réagissait à un article de Télérama, car ce qu’il dit peut être exactement transposé pour le jeu vidéo :

Right, en 2011, à Télérama, ils font encore cette distinction primaire entre le divertissement et la culture. Et c’est vraiment un article de cette année, hein, pas une reprise d’un article de 1991. Difficile de mieux démontrer qu’on n’a rien compris à ce qui s’est passé culturellement en France et en Europe ces trente dernières années qu’en écrivant ce genre de choses. Par son mépris du ‘‘divertissement’’ – c’est-à-dire de la culture populaire – la France s’est rendue culturellement stérile depuis quelques décennies.(…)

Le cinéma d’auteur français, c’est une quantité invraisemblable de films, dont une très grosse portion sont simplement des navets, qui s’étouffent les uns les autres. Le cinéma d’auteur, il n’a pas besoin d’être sauvé: il se meurt d’être surprotégé. Il pourrit de son trop grand nombre. Il se décompose du fait que subventions et ‘‘exception culturelle’’ font que n’importe qui peut mettre sur les écrans, en se disant Auteur, n’importe quoi – c’est-à-dire dans 90% des cas une histoire vue mille fois, au scénario très mal structuré, et horriblement mal filmée – et qu’il se trouve encore des journalistes de Télérama pour crier au génie.

Le jeu vidéo d’auteur français n’est certes pas en risque d’étouffement, car il ne bénéficie pas d’autant d’aide que le cinéma, même si les politiques ont semblé s’y intéresser récemment (Martine Aubry, Frédéric Mitterrand…). En revanche on observe la même inculture et le même sectarisme de la part de la presse, qui pourra célébrer comme une œuvre d’auteur un « navet » mal écrit, mal conçu, mais qui aura le « bon goût » de proposer un contenu « sérieux », « réaliste », « adulte », et de bannir de ses mécanismes tout ce qui pourrait trop ressembler à du divertissement. On trouve le même snobisme aberrant dans les expositions et manifestations diverses « autour du jeu vidéo », qui bien souvent se rabattent sur des machinimas ou sur des jeux « à message » sans gameplay ; ou bien dans les colloques qui ne jugent pas utile d’inviter des créateurs de jeux. Heureusement d’autres démarches existent, qui embrassent le jeu vidéo pour ce qu’il est (l’expo Arcade ! par exemple qui permet aux visiteurs de réellement jouer à des jeux). Un jeu avec un gameplay fort empêche-t-il l’existence d’un message ? C’est bien sûr tout le contraire, le gameplay d’un bon jeu participe du message et de la narration.

Il faudrait toutefois interroger cette notion « d’auteur » : faut-il nécessairement faire un jeu tout seul avec trois bouts de ficelle et une grosse ambition pour être qualifié d’auteur, façon Jonathan Blow (Braid) ? Un jeu fait par un gros studio est-il nécessairement vide de sens et de qualités philosophiques ? En réalité, on retrouve le même problème à l’autre bout du spectre : des jeux AAA ayant mobilisé des dizaines voire des centaines de personnes pendant plusieurs années seront souvent attribués à une seule personne : Levine pour Bioshock, McNamara pour L.A. Noire, Cage pour Heavy Rain, Miyamoto pour les Super Mario… Ce que les joueurs ont aimé, est-ce vraiment imputable à ces seules personnalités, ou bien à des game designers anonymes ? Il existe bien sûr de vrais « porteurs de vision », mais il est certain qu’un jeu vidéo de ce niveau n’est jamais l’œuvre d’une seule personne.
Ce qui n’arrange pas certains journalistes tant il est plus confortable d’utiliser cette figure de l’Auteur pour valoriser et légitimer un jeu, et de jouer au dernier David Cage comme on va voir le dernier Lars von Trier : cela confère inévitablement une aura de fin connaisseur. Est-ce une attitude spécialement française ? Pour David Cage la mise en avant de son nom est en tout cas une démarche marketing assumée, comme il l’a expliqué lui-même, afin de garder le contrôle sur les productions de son studio. Et cela a fonctionné à la perfection, Heavy Rain est considéré comme le jeu d’un seul homme, donc un « jeu d’auteur », alors même que son scénario et sa narration comportent des défauts majeurs, sans être du tout originaux et personnels.

Il faudrait aussi s’arrêter sur cette autre tendance française qui consiste à parler d’auteur dès que quelqu’un s’est contenté de poser ses tripes fumantes sur la table, sur cette obligation du réalisme voire du naturalisme ou de l’autobiographie, que l’on retrouve aussi bien dans le roman qu’au cinéma et finalement dans le jeu vidéo, et qui devrait être la quintessence de ce que l’Auteur apporte au public, rendant superflues toutes règles de style et de narration** : ou comment faire avaler un navet de plus. Il faudrait enfin réfléchir à ce mépris des codes, des règles, des techniques et des savoir-faire qui viendraient corrompre je ne sais quelle innocence et spontanéité de l’Auteur. Car cela conduit, finalement, à mépriser le métier de game designer et de narrative designer (professionnels, indies, amateurs), et à déposséder ces derniers de toute légitimité.

C’est décidément une profession qui n’est pas reconnue.

Keys of a Game Space ne méritait sans doute pas plus ma colère qu’il ne méritait la publicité qu’il a eue, et j’ai quelques scrupules à l’avoir pris comme prétexte. Mais je ne peux m’empêcher de mettre ce manque de discernement en perspective avec les récentes affaires autour des conditions de travail déplorables que les professionnels du jeu vidéo connaissent bien souvent (révélées notamment à propos de L.A. Noire et du studio Team Bondi) : heures supp non payées, salaires dérisoires, chantage au licenciement, crunch au long cours, éviction de noms au générique du jeu, proportion incroyable de projets annulés en cours de production, designs amputés selon la fantaisie du marketing ou du patron dont le fils a eu une super idée, scénarios confiés à des scénaristes TV ou des romanciers qui n’ont pas la plus petite idée de ce qu’est une narration interactive… Il faut vraiment être passionné pour continuer dans cette voie.

Je me console en me disant qu’un jour je ferai un jeu pour raconter tout ça, et qu’on dira que c’est un jeu d’Auteur.

 

* Quand Anthony Jauneaud, narrative designer chez Ubisoft, a émis des critiques sur cette interview, la réaction du responsable du compte Twitter du blog Playtime a été de lui dire abruptement de retourner jouer à Driver, Call of Duty ou aux Lapins Crétins. Révélateur.

** Un jeu français, d’inspiration autobiographique, mais avec un vrai gameplay, ça existe : ça s’appelle I am Ourobouros, par Pierrec (oujevipo.fr) et ça a été réalisé par lui tout seul en moins de 48h.