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Le Harem aux éphémères

Il n’y a pas si longtemps, dans un pays non loin d’ici, il y avait un paisible royaume dont le roi était riche et puissant. Il habitait un beau palais aux murs d’argent blanc incrustés de pierres de lapis, bleues comme des yeux. Dans ses jardins s’épanouissaient le jasmin étoilé et la santoline pailletée, dont les massifs resplendissaient sous le soleil brûlant. Ce roi possédait une armée de forts guerriers solidement armés, il avait à sa cour les artistes les plus recherchés… Mais il était surtout admiré pour son harem, qui était, disait-on, le plus grand, le plus raffiné, et le mieux gardé du monde. Les voyageurs racontaient que, la nuit,  depuis une certaine colline proche du palais, on pouvait apercevoir par une fenêtre du harem quelques-unes des sept milles femmes qui y étaient enfermées loin des regards. Mais les voyageurs racontaient aussi que, lorsque le soleil apparaissait à l’orient, derrière le palais, et que sa lumière rasait les collines fraîches jusqu’aux fenêtres du harem, alors les fines silhouettes qui se promenaient sur les balcons n’arrêtaient pas les rayons, et qu’ils passaient à travers elles en les illuminant d’un éclat d’ivoire… Cette vision ne durait que quelques instants car dès que le soleil était levé, les gardes faisaient claquer leur fouet, poussaient les pâles silhouettes à l’intérieur, et laissaient retomber les voiles devant les fenêtres. Les voyageurs se demandaient alors s’ils n’avaient pas été victimes d’un mirage.

Nombreux étaient les princes qui avaient offert au roi les trésors les plus rares en échange de l’une de ses étranges compagnes, mais le roi répondait toujours : “Ah… Mes petites femmes, mes beautés évanescentes, mes éphémères ! Mais la moindre d’entre elles me coûte plus cher que tous vos trésors ! Si vous saviez les soins compliqués qu’elles demandent… Et puis vous feriez une mauvaise affaire : leur vie est si courte ! Mais si vous tenez à en voir une, venez donc aux festivités qui célébreront la seizième année de mon fils, car la coutume veut qu’il choisisse à cette occasion l’une des créatures de mon harem pour passer sa première nuit d’homme.”

Quand le premier des trois fils du roi atteignit ses seize ans, une foule d’invités se pressa aux portes du palais blanc et bleu. On festoya tout le jour, il y eut des chants, des danses, des mimes, et quand vint la nuit, le roi convoqua l’assistance dans la salle du trône pour présenter son fils à tous les princes qui étaient venus le féliciter. Quand chacun d’eux eut formulé ses vœux de réussite au jeune homme, le roi reprit la parole : “Mes amis, pendant que nous continuerons à faire la fête en son honneur, le moment est venu pour mon fils de se retirer en ses appartements afin d’y passer sa première nuit d’homme. Qu’on amène celle de mes femmes que mon fils a choisie pour que tous la voient et soient témoins.” Il claqua des doigts et le grand chambellan sortit de derrière un rideau, poussant devant lui une frêle créature. Toute la cour s’exclama devant son étrange beauté : ses yeux étaient couleur de nacre, sa peau était blanche et brillante comme un clair de lune, ses cheveux aux reflets verts ondoyaient doucement comme si une source claire coulait de sa tête sur ses épaules, et à travers son corps on apercevait la lueur des flambeaux.

L’un des princes de la cour se pencha à l’oreille du roi : “Sire, dit-il, une telle créature n’est pas humaine ! Est-ce là quelque sirène pêchée par vos marins que vous offrez à votre fils ?” “Pas du tout, répondit le roi, c’est l’art de mes savants esthéticiens qui vous abuse. Ces créatures sont des femmes dont la peau a été poncée au papier de verre pour la rendre transparente. Et leurs yeux sont décolorés au sel de mer. Ils ont inventé mille recettes qui rendent les femmes aussi belles, fragiles, transparentes et légères que l’haleine d’une colombe par un matin de neige. Il n’y a rien ici que de très naturel, mais je ne peux vous en dire davantage.” Le roi se retourna vers l’assistance et reprit : “Mes chers amis, je vous donne rendez-vous ici-même à l’aube. Mon fils, tu dois savoir que cette créature ne survivra pas à ton étreinte. Sa peau est si fine qu’à l’aube elle se sera déchirée entre tes bras comme une guirlande de papier. Au matin tu recueilleras parmi les draps ce qui restera d’elle comme preuve que tu es maintenant un homme, et tu l’apporteras devant nous tous qui pourrons témoigner. Va.” Et le prince s’éloigna avec sa compagne sous les regards admiratifs de ses deux frères. “T’as vu comme elle est belle, la dame?” disait le plus petit. “Vivement mon tour !” disait l’autre.

Le lendemain, dès l’aube, pas un seul des invités ne manquait dans la salle du trône, malgré la nuit blanche qu’ils avaient passée. Au bout de quelques instants, le jeune prince parut, un peu hagard lui aussi, mais visiblement heureux et fier de lui. Il tenait une petite fiole de verre. “Alors mon fils, lui demanda le roi, cette créature cristalline t’a-t-elle satisfait ?” “Oui, mon père, et j’ai passé une bien étrange nuit. Son corps était si vague et flou qu’en approchant mes mains je ne savais pas à quel moment elles allaient le toucher, j’avais parfois l’impression de traverser son corps comme une brume. Son contact était aussi frais et léger qu’une bruine, aussi doux que le soleil de midi en hiver. Quand je me suis réveillé ce matin, il ne restait rien d’elle, mais mon corps était couvert d’une multitude de gouttelettes de rosée, une étrange rosée qui ne séchait pas. Je l’ai recueillie dans le flacon que voici.” Il tendit la relique au roi tandis que chacun tendait le cou pour l’apercevoir. “Mon fils, proclama le roi, tu es maintenant un homme parmi les hommes. Sois-en digne !” Le prince se retourna vers ses sujets et s’exclama : “Je serai un grand général ! Je commanderai la plus grande armée qui soit, je soumettrai les pays voisins et nous nous partagerons leurs richesses et leurs femmes, et le monde entier nous craindra !”

Le temps passa, et la seizième année du deuxième fils du roi arriva. La foule se pressa encore plus nombreuse aux portes du palais d’argent car la rumeur avait couru sur les choses étranges qu’on y avait vues. La fête fut magnifique, il y eut un grand bal, des combats et des feux d’artifice, et le soir venu, tout le monde se rendit à la salle du trône. Après les vœux d’usage, le roi ordonna que l’on amène l’éphémère compagne de son fils. L’assistance resta bouche bée devant sa grâce étonnante. Sa chevelure était un buisson de fleurs touffu et embaumait pareillement, les pointes de ses seins semblaient deux framboises mûres, l’aspect de son corps était poudreux et coloré comme si on l’avait saupoudré du plus fin des fards, dont on ne pouvait cependant déceler le moindre grain, et on pouvait voir à travers elle la lueur des flambeaux.

L’un des princes de la cour se pencha à l’oreille du roi : “Majesté, cette créature est surnaturelle ! S’agit-il de quelque créature des bois que vos chasseurs auront surprise dans son sommeil ?” “Mais pas du tout mon cher, c’est une simple femme dont on a rehaussé l’attrait par quelques implants de chèvrefeuille dans le cuir chevelu, et par une transfusion quotidienne de sève de cerisier. Mais je ne saurais vous en dire plus.” Le roi s’adressa alors à son fils : “Va, mon enfant, emporte ta douce compagne dans ta chambre, et reviens-nous demain avec la preuve que tu as passé le seuil.” Le prince sortit, sous le regard envieux de son jeune frère, qui pensait : “Comme elle a l’air triste… Et quel dommage qu’elle soit si fragile !”

Le lendemain à l’aube, tout le monde s’était à nouveau rassemblé dans la salle du trône. On attendit un peu le deuxième prince, qui aurait bien dormi plus longtemps. Il arriva enfin, encore ensommeillé, tenant un petit coffret de bois. Le roi l’interrogea : “Alors mon fils, la nuit t’a-t-elle été favorable ?” “Oui mon père, et vous en trouverez la preuve dans cette petite boîte. Ma compagne s’est effeuillée sous mes doigts comme un coquelicot qu’on ne peut cueillir sans qu’il laisse au vent ses pétales de soie chiffonnée. Sa peau si douce s’effaçait à mon contact, et devenait transparente comme les ailes des papillons dont la poudre colorée tombe si on les touche, les privant à jamais de l’envol. Aux premiers rayons du soleil il n’y avait plus entre mes draps que de la poudre rose et rouge et quelques pétales fanés, que j’ai déposés dans cette boîte.” Tout en disant ces derniers mots, il tendit le coffret au roi qui proclama : “Mon enfant, tu es maintenant un homme parmi les hommes. Sois-en digne !” Le prince se retourna vers son peuple et dit : “Je serai un grand marchand ! Je dirigerai les plus grandes usines où tout le monde travaillera, nous achèterons la moitié de la planète et nous vendrons l’autre ! Nous serons riches !”

Le temps passa et le troisième fils du roi atteignit sa seizième année. La foule des notables accourut aux portes du palais aux pierres bleues, pour admirer encore les prodiges du harem royal, mais surtout pour se faire bien voir des deux jeunes princes qui étaient devenus si puissants. La fête fut somptueuse, il y eut des concours, un carnaval, des ballets nautiques, et à la nuit tombée, tous se réunirent dans la salle du trône pour la présentation rituelle. Le roi ordonna que l’on amène la fugitive compagne de son dernier fils. La cour resta stupéfaite par son charme inattendu. Chacun de ses cheveux était teint d’une couleur différente, un arc-en-ciel aurait semblé terne à côté. Sa peau était brodée de fils d’or savamment entremêlés, et tout son corps était décoré de dessins et de signes à l’encre secrète, cette encre invisible qui ne prend ses couleurs que dans la chaleur d’une flamme, et quand elle passait devant les flambeaux, leur lueur qui traversait son corps projetait ces dessins en ombres dansantes et colorées sur les murs du palais. Elle ressemblait à un tourbillon de feux follets, à un lampion chinois balancé par le vent nocturne, à une merveilleuse lanterne magique qui aurait pris la forme d’une femme.

L’un des princes de la cour se pencha à l’oreille du roi : “Seigneur, quelle est donc cette toute nouvelle invention ? Vraiment, vos photomécaniciens sont des génies !” “N’est-ce pas ? répondit le roi. Mais je serais incapable de vous expliquer comment cela fonctionne, cela devient trop compliqué pour moi. Toutefois, mon fils a eu le caprice de choisir une compagne inachevée : celle-ci n’est pas muette comme ses sœurs.” Le prince de la cour reprit : “Seigneur, vos créatures sont de telles oeuvres d’art, il me semble qu’on devrait appliquer le même traitement à toutes les femmes du royaume !” “Vous déraisonnez, mon ami, il faut bien en garder de solides pour faire les enfants, la cuisine, le ménage, les courses, la lessive, les travaux des champs et les travaux des villes !” Le roi s’adressa alors à son plus jeune fils : “C’est ton tour, mon petit, de nous montrer que tu es bien digne de rentrer dans le monde des hommes. Va maintenant, emmène ta fragile compagne. Nous t’attendrons.” Et le jeune prince sortit avec celle qu’il avait choisie.

Cependant, dans sa chambre, au milieu des images colorées qui couraient sur les murs, alors qu’il regardait la belle lumineuse d’un air un peu bêta, celle-ci lui dit : “Mon prince, je vous en prie, ne me prenez pas encore, ne me déchirez pas, je ne suis qu’une pauvre chose brillante qui s’évanouira et disparaîtra pour toujours dès que vous aurez usé de moi…” “Je ne vous veux pas de mal, répondit le jeune prince, mais il est écrit dans le grand livre que tout être né d’une femme est imparfait tant qu’il n’a pas repassé ce seuil en sens inverse. Je dois passer à travers vous, sinon je ne serai pas un homme comme mes deux frères.” “Certes, mon prince, vous me réduirez en poussière si tel est votre plaisir, mais n’avons-nous pas toute la nuit pour cela ? Ne voulez-vous pas tout d’abord me voir danser ? Ou entendre une chanson ? Ou une histoire peut-être ? Savez-vous, par exemple, savez-vous, il y a très longtemps, à quoi rêva le premier homme, quand il s’endormit la première nuit, quand les étoiles n’existaient pas encore et qu’il faisait si noir ?” Avant que le prince n’ait le temps de répondre, elle commença son récit. Bien sûr, elle n’en savait rien elle-même, mais elle inventait au fur et à mesure, essayant de gagner ne serait-ce qu’un peu de temps avant de mourir. Mais le jeune prince aimait encore les histoires, et il l’écouta avidement jusqu’aux premiers rayons de l’aube.

Quand ceux-ci touchèrent la jolie conteuse, elle s’interrompit et courut au balcon. Le prince réalisa tout à coup qu’on l’attendait dans la salle du trône et qu’il n’était plus temps d’accomplir son devoir : “Je suis perdu ! Que vais-je faire ? Papa va me gronder et me punir et je ne serai jamais un homme !” Mais sa compagne lui dit : “Ne pleure pas, petit prince, arrache ce fil d’or qui est cousu sur ma main. Cela ne me fera pas très mal. Et tu le montreras comme preuve, si tu tiens vraiment à être un homme. Je ne dirai rien, je m’échappe maintenant ! Le soleil me rendra bientôt ma chair et mon sang… » Elle enjamba la balustrade et laissa pendre ses jambes. Le prince la regardait avec hésitation. Pendant qu’elle entortillait ses pieds dans les entrelacs mauves d’un lierre des sables, elle contempla les paysages infinis qui s’étendaient devant eux et qui brillaient d’un éclat neuf : « Regarde dehors, les jardins encore déserts et pleins d’ombres bleues… Les chemins qui sèchent leur rosée en fumant… Le ciel encore grand et vide… Regarde, on dirait que le monde est né aujourd’hui ! Tu n’es pas encore un homme, et je ne suis pas encore une femme… Tout est possible encore… Quelle belle journée ce sera ! »

Elle descendit du balcon en s’agrippant prudemment, et fila comme le vent parmi les ombelles mouillées, écorchant parfois son corps enluminé.  Le prince aperçut au loin sa silhouette fine et échevelée disparaître derrière une dune.